La décision de Trump concernant Jérusalem est le signe d’une vaste recomposition géostratégique.
Le Moyen-Orient est l’une des régions les plus complexes et dangereuses du monde en même temps qu’un révélateur impitoyable du rapport de forces entre les puissances. Il concentre ainsi les risques du XXIe siècle, du renouveau des guerres de Religion au réveil des ambitions impériales de la Chine et de la Russie, de l’Iran ou de la Turquie. Cela ne suffit pas à le préserver de l’irrationalité, du court-termisme et de l’unilatéralisme qui constituent la marque de fabrique de la diplomatie de Donald Trump.
Le 6 décembre, le président des États-Unis, accompagné pour la circonstance de son vice-président, Mike Pence, a, sans concertation aucune et contre l’avis du Département d’État, du Pentagone et des agences de renseignement, reconnu Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël et annoncé le transfert de son ambassade de Tel-Aviv. Cette position, qui contredit ouvertement la résolution 267 de l’Onu de 1975, isole totalement les États-Unis au sein des 160 pays qui entretiennent des relations diplomatiques avec Israël.
Le coup de force de Donald Trump s’inscrit au point de convergence d’une ligne politique, d’une nécessité et d’une opportunité. La ligne politique, c’est le primat de la politique intérieure américaine, la satisfaction à tout prix de son électorat et de ses soutiens financiers, protestants évangélistes et juifs orthodoxes en tête. La nécessité, c’est la création d’une diversion face à l’étau judiciaire du Russiagate dont les mâchoires se resserrent. L’opportunité, c’est la nouvelle donne qui prévaut au Moyen-Orient. La cause palestinienne se trouve en effet éclipsée chez les dirigeants arabes par la peur de l’Iran et du djihadisme au moment où la région voit son importance stratégique remise en question par l’émancipation de la dépendance des États-Unis au pétrole du Golfe grâce au développement des hydrocarbures non conventionnels et par la défaite militaire de l’État islamique.
D’un côté, les Palestiniens se sont discrédités par leurs divisions et par l’alignement du Hamas sur Téhéran. De l’autre, l’effondrement du prix du pétrole, les printemps arabes, le chaos en Irak et en Syrie, le surgissement de l’État islamique, la constitution par l’Iran d’un vaste « chiistan », le retrait des États-Unis et la percée russe ont contraint les pays arabes à repenser leur modèle et leur stratégie. L’Arabie saoudite est emblématique. Elle s’est engagée, sous la direction de Mohammed ben Salmane, dans une transformation radicale de son économie pour anticiper la fin de la rente pétrolière tout en rompant avec le fondamentalisme religieux. Elle accorde désormais la priorité à l’endiguement de l’Iran, du Yémen au Liban en passant par le Qatar, et construit pour ce faire un axe inédit entre Riyad, Jérusalem et Le Caire, afin de s’opposer au rapprochement entre Téhéran, Moscou et Ankara.
Cette nouvelle configuration explique la modération des réactions à la décision de Trump en provenance des gouvernements du Golfe, qui contraste toutefois avec la vigueur des protestations de la Turquie d’Erdogan et surtout des opinions publiques au Maghreb. A court terme, il est probable que les violences resteront limitées. À long terme, cette décision irresponsable – que même Benyamin Netanyahou ne réclamait pas – constitue une immense erreur. Elle annihile les laborieux efforts de relance du processus de paix israélo-palestinien – il est vrai à l’arrêt depuis les accords d’Oslo de 1994 –, qui reposaient sur la coexistence de deux États se partageant Jérusalem pour capitale, ne laissant ainsi d’autre choix aux Palestiniens que l’exil ou la violence. Elle déstabilise les alliés des États-Unis dans le monde arabe en les plaçant en porte-à-faux avec leurs peuples. Elle renforce les djihadistes dans leur haine de l’Occident et conforte la position de l’Iran au sein du monde musulman comme seul adversaire crédible d’Israël.
Au plan mondial, Donald Trump accélère son travail de sape du leadership des États-Unis, montrant qu’ils sont désormais impuissants à assurer la stabilité et la sécurité, mais qu’ils restent efficaces pour propager la violence et le désordre. Il porte une nouvelle attaque au droit international et au multilatéralisme, pourtant inventés et promus par l’Amérique. Il ouvre un vaste espace à la théocratie iranienne et aux démocratures chinoise, russe et turque. À l’inverse, il décrédibilise la garantie stratégique que les États-Unis apportaient à leurs alliés.
L’Europe est directement touchée par les errements diplomatiques de Trump au Moyen-Orient à travers les minorités musulmanes qui vivent sur son sol, les flux de réfugiés et le terrorisme islamiste. La liquidation du leadership et de la garantie de sécurité des États-Unis rend urgente la définition d’une stratégie de l’Union vis-à-vis du Moyen-Orient dont les priorités doivent être la lutte contre le djihadisme, le dialogue avec toutes les puissances régionales, les parties prenantes et les sociétés civiles. Encore faut-il pour cela disposer des moyens de sa propre sécurité. Dans les années 1930, Élie Halévy rappelait déjà à bon droit que, « sans la menace de la force armée, la diplomatie n’est que jappements de roquet »
(Chronique parue dans Le Point du 14 décembre 2017)