Si elle s’en donne les moyens, l’Europe peut enfin devenir un acteur de l’économie numérique.
La révolution numérique a pour moteur un oligopole. Les cinq premières capitalisations mondiales sont désormais des firmes technologiques américaines (Apple, Alphabet Inc., Microsoft, Amazon et Facebook). Fin 2016, la capitalisation des Gafam atteignait 2 059 milliards d’euros, leur chiffre d’affaires, 397 milliards, et leurs bénéfices, 66 milliards.
L’âge d’or des Gafam est cependant terminé. Car les risques qui découlent de leur toute-puissance pour l’économie, la société et la démocratie se sont matérialisés. La rente de monopole dont bénéficient ces mastodontes est désormais contestée. Un autre oligopole redoutable apparaît en Chine autour d’Alibaba (qui a enregistré 25 milliards de dollars de transactions en ligne en vingt-quatre heures à l’occasion de la Fête des célibataires), Baidu, Tencent, Xiaomi ou Didi. Par ailleurs, les autorités de la concurrence sortent de leur longue apathie : la Commission européenne a infligé à Google une amende de 2,4 milliards d’euros pour sanctionner l’abus de sa position dominante dans les comparateurs de prix et poursuit son instruction concernant le système d’exploitation Android et la régie publicitaire AdSense ; aux États-Unis, le Missouri, après le Mississippi, l’Utah et le Texas, a ouvert une enquête sur l’utilisation abusive des données personnelles et la manipulation des résultats des recherches par Google.
Les Gafam sont rattrapés par la règle de droit. L’envolée des cours de la Bourse a été accompagnée de prises de participation massives d’oligarques proches des démocratures – à l’image de Iouri Milner, qui a acquis 8 % de Facebook et 5 % de Twitter avec l’aide du Kremlin – ou de fonds du Moyen-Orient engagés dans le financement du terrorisme islamiste. Les procédures judiciaires se multiplient contre les plateformes pour faire reconnaître à leurs collaborateurs le statut de salarié. Enfin, la sous-fiscalisation de ces géants du Web, caractérisée par un taux d’imposition des bénéfices de 5,2 % en moyenne, touche à sa fin aux États-Unis comme en Europe, où la Commission a condamné l’Irlande à rembourser 13 milliards d’euros pour les avantages fiscaux accordés à Apple (taux d’impôt sur les sociétés réduit jusqu’à 0,005 %).
Avec ses 500 millions de consommateurs, l’Europe représente un marché clé pour les Gafam.
C’est sur les plans politique et moral que la donne change le plus rapidement. L’accaparement des données personnelles et leur utilisation au détriment de la vie privée suscitent des oppositions croissantes. De nombreuses voix s’élèvent pour refuser de confier aux Gafam le soin de trancher les questions de responsabilité et d’éthique que soulève l’intelligence artificielle. Surtout, une prise de conscience s’effectue sur la menace pour la démocratie que constituent les manipulations des votes, lors de scrutins majeurs, par les réseaux sociaux aux États-Unis (126 millions d’Américains ont été exposés à la propagande du Kremlin sur Facebook durant la campagne présidentielle de 2016), au Royaume-Uni (150 000 comptes domiciliés en Russie ont émis des nouvelles tronquées dans les jours précédant la consultation sur le Brexit) et en Espagne lors du référendum catalan.
L’Europe se trouve à la croisée des chemins. Alors qu’elle dominait l’industrie des télécommunications en 2000, elle a été rayée de la carte de l’économie numérique. Mais ses 500 millions de consommateurs représentent un marché clé pour les Gafam, qui se sont vu fermer l’accès à la Chine. L’Europe dispose de tous les moyens pour devenir le laboratoire de la régulation de l’économie numérique à la condition d’en devenir un acteur. En investissant dans les infrastructures et dans l’intelligence artificielle. En ne sacrifiant pas, comme dans les télécommunications, ses entreprises aux consommateurs. En contrôlant les investissements et les activités des démocratures chinoise, russe et turque. Il est trop tard pour européaniser Internet, mais il est encore temps de faire naître une industrie numérique européenne.
(Chronique parue dans Le Point du 23 novembre 2017)