Vieillissement, climat, économie… Le pays entend asseoir son expertise dans la gestion des crises.
Contrairement à Theresa May, Shinzo Abe a spectaculairement gagné le pari audacieux de recourir à la dissolution pour conforter son assise politique. En dépit des multiples scandales financiers qui cernent son parti, le PLD, les élections anticipées du 22 octobre lui ont donné 313 sièges sur les 465 que compte la chambre basse du Parlement.
La stabilité du Japon contraste avec la déstabilisation de la démocratie aux États-Unis et en Europe sous la pression des populismes. Shinzo Abe, qui a gouverné en 2006 et 2007, puis depuis 2012, est en passe de devenir le dirigeant le plus longtemps au pouvoir depuis 1945. Par ailleurs, la majorité des deux tiers dont il dispose lui offre la possibilité de réviser la Constitution de 1946, notamment l’article 9, qui proscrit le recours à la guerre et encadre strictement le format et les opérations des forces d’autodéfense depuis 1954. Le succès de Shinzo Abe est d’autant plus remarquable que le Japon affronte des défis sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Défi démographique : la po-pulation compte 25 % de plus de 65 ans et perdra 40 millions d’habitants d’ici à 2060. Défi économique : la déflation s’est ins-tallée depuis l’explosion de la bulle financière et immobilière du début des années 1990. Défi financier : la dette publique culmine à 250 % du PIB. Défi écologique : les séquelles de la catastrophe de Fukushima perdurent, avec des coûts qui dépassent 5 % du PIB. Défi stratégique avec le pouvoir absolu du président chinois, Xi Jinping, et sa volonté de sanctuariser la mer de Chine, ainsi que l’escalade nucléaire engagée par la Corée du Nord ; et ce au moment où Donald Trump fragilise les alliances des États-Unis en Asie et démantèle le pacte transpacifique, qui entendait organiser la maîtrise commerciale de Pékin.
Face à ces défis, le Japon ne s’est pas résigné, il s’est adapté. Sous l’immobilisme apparent de sa société, il s’est remis à innover. Pour répondre au vieillissement sans recourir à l’immigration (1,08 million de travailleurs étrangers seulement), le travail des femmes (+ 1,85 million en cinq ans) et des seniors a été encouragé. La déflation a été combattue grâce à une politique monétaire non conventionnelle qui a permis en 2017 à la croissance de recouvrer un rythme de 1,5 % et au taux de chômage de revenir à 2,8 %. Le Japon est redevenu compétitif grâce à la productivité du travail et à la technologie : les profits ont bondi de 60 % depuis cinq ans et le commerce extérieur est de nouveau excédentaire depuis 2015. Simultanément, les leçons de Fukushima ont été tirées : investissements massifs dans la prévention des risques, notamment dans tout ce qui touche aux séismes et aux inondations. L’organisation des Jeux olympiques à Tokyo en 2020 entend servir de symbole à ce renouveau, qui vise à faire du Japon le laboratoire de la gestion des chocs et des crises d’un monde global dont l’Asie est devenue le centre de gravité.
La victoire de Shinzo Abe est cependant loin d’être absolue. Elle repose sur un vote par défaut dû à l’implosion de l’opposition plus que sur un vote de confiance, comme le montre l’abstention massive. La reprise économique, compte tenu du rétrécissement du marché intérieur lié à la diminution de la population, est tirée par l’extérieur et les exportations dans un monde de plus en plus protectionniste. Le plein-emploi constitue la contrepartie directe de la chute de la population active de 10 millions de personnes depuis 1995. Le conservatisme des structures politiques, administratives et sociales demeure. Enfin, le soutien aux menaces adressées par Donald Trump à la Corée du Nord ne contrebalance en rien l’affaiblissement de la garantie de sécurité américaine, tandis que les contentieux pendants avec la Corée du Sud et la plupart des pays asiatiques interdisent de former un front uni contre l’expansionnisme de Pékin.
Le Japon demeure fascinant par sa capacité à imaginer des solutions originales aux problèmes des sociétés développées à partir d’un environnement très hostile : l’absence de ressources naturelles, des risques sismiques considérables, une population déclinante, une configuration géopolitique de plus en plus instable. Et ce au cœur de l’Asie-Pacifique, où les conflits découlant de la Seconde Guerre mondiale restent à vif et présentent des ressemblances avec l’Europe du début du XXe siècle : une compétition ouverte pour le leadership mondial entre la Chine et les États-Unis ; des systèmes d’alliance réciproques ; une course aux armements maritime, aérienne, spatiale, atomique et cybernétique ; l’absence de mécanismes de prévention des crises.
L’avenir du Japon sera dès lors largement déterminé par sa capacité à réaliser les réformes structurelles qui constituaient la troisième flèche des Abenomics et sont restées pour l’heure largement virtuelles. Le Japon de Shinzo Abe et la Chine de Xi Jinping se font désormais face en présentant une différence radicale, la démocratie contre le totalitarisme, mais aussi une étrange similitude, l’accumulation d’un capital politique considérable qui, devant la difficulté des réformes intérieures et de l’ouverture extérieure, se réassure dans l’exaltation des passions nationalistes.
(Chronique parue dans Le Point du 02 novembre 2017)