L’économie numérique se trouve rattrapée par les institutions, les cadres et les règles dont elle entendait s’émanciper.
La révolution numérique fait entrer l’humanité dans l’ère de données, bouleversant tous les aspects de la vie économique, sociale et politique. Les principes qui ont gouverné l’émergence du digital sont le primat absolu de l’innovation, l’individualisation favorisée par la maîtrise des données personnelles, le développement du partage, l’instantanéité du service, la création d’entreprises plateformes déconnectées des territoires, l’autorégulation au nom de la nouveauté du cyberespace. Sous le mythe de la liberté et de la neutralité du Web s’est mis en place l’oligopole du Gafa, adossé à la puissance des États-Unis, qui n’est pour l’heure concurrencé que par la Chine à travers Baidu, Alibaba ou Didi. Or l’économie numérique polarise les sociétés et les territoires, déstabilisant plus encore que la mondialisation la classe moyenne des pays développés et alimentant le populisme. Simultanément, la cybercriminalité a explosé avec un chiffre d’affaires estimé de plus de 450 milliards de dollars. L’économie numérique est aussi devenue une arme entre les mains du terrorisme islamique comme des démocratures. La révolution numérique se trouve ainsi à un tournant. Le virtuel est rattrapé par le réel tant dans ses modèles économiques que dans sa régulation.
Le virtuel, qui s’est développé en rupture avec l’économie réelle, converge désormais vers elle. Le réel est le complément obligé du virtuel dans la production comme dans la vente ou la logistique. D’un côté, toutes les organisations publiques et privées s’engagent dans leur transformation digitale. De l’autre, les champions du numérique investissent massivement dans le matériel : la souris prend le contrôle du parpaing. Ainsi Amazon se dote d’un réseau de magasins et de librairies tout en se diversifiant dans le commerce alimentaire grâce à l’acquisition de Whole Foods Market pour 13,7 milliards de dollars. Google, de même, se tourne vers le hardware avec la création de la marque « Made in Google ». Simultanément, l’économie numérique se trouve rattrapée par les institutions, les cadres et les règles dont elle entendait s’émanciper. Le rapport de force défavorable aux États s’inverse sous la pression des acteurs économiques et sociaux comme de la montée des risques générés par le cybermonde. La revanche du réel sur le virtuel est multiforme.
Revanche du droit du travail et du salariat avec la multiplication des procédures judiciaires contre les plateformes mais aussi leur difficulté croissante à fidéliser leur main-d’œuvre, à l’image de la désaffection des chauffeurs envers Uber. Revanche du droit de la concurrence contre les abus de position dominante et les pratiques déloyales, symbolisées par le retrait de la licence d’Uber à Londres ou par la condamnation de Google à une amende de 2,4 milliards d’euros par la Commission européenne pour le biais de son moteur de recherche au service de son comparateur de prix. Revanche de la régulation au service de la protection de la vie privée et des données personnelles ou de la sécurité financière après la multiplication des scandales liés au bitcoin. Revanche de la fiscalité afin de mettre fin à l’aberration qui voit le taux d’imposition du Gafa plafonner à 5,2 % alors que sa capitalisation atteignait 2 059 milliards d’euros, son chiffre d’affaires 397 milliards, ses bénéfices 66 milliards et les fonds accumulés sur des comptes offshore 500 milliards à fin 2016. Autant d’éléments qui justifient pleinement la sanction des aides d’État dont Apple bénéficie en Irlande à hauteur de 13 milliards d’euros (taux d’imposition réduit à 0,005 %) ou Amazon au Luxembourg à hauteur de 250 millions d’euros.
Revanche de l’État de droit et de la démocratie avec la mise en cause de Facebook et de Google dans la diffusion des fake news, des sites pornographiques, de la propagande djihadiste ou des manipulations du suffrage universel par la Russie. Revanche de la souveraineté avec la reprise de contrôle de la propriété et du stockage des données. Revanche de la politique et de la morale avec l’indispensable délibération collective autour des questions de responsabilité et d’éthique que soulèvent l’intelligence artificielle et la robotisation.
Le nouvel équilibre qui se dessine entre le réel et le virtuel doit être accompagné d’une juste balance entre l’innovation et la régulation du numérique. Une relative convergence se fait jour entre l’Europe et les États-Unis dans les domaines de la réglementation et la fiscalité. Mais l’Union conserve un rôle décisif. Forte de ses 500 millions de consommateurs à haute valeur ajoutée et de son rôle de laboratoire, elle dispose de tous les moyens pour devenir le laboratoire de la régulation de l’économie numérique qui doit être réintégré dans le champ des règles de concurrence, du paiement de l’impôt et de la protection des droits individuels.
La régulation du numérique passe par la conquête par l’Europe de sa souveraineté et de sa sécurité dans le domaine cybernétique. Mais il n’est pas de souveraineté et de sécurité sans dynamisme de la production et de l’innovation digitales. Dans le monde virtuel comme dans le monde réel, il faut produire pour pouvoir réguler.
(Chronique parue dans Le Figaro du 09 octobre 2017)