À l’image du Brexit, le sécessionnisme de la région respire le populisme et met l’Europe en danger.
Tocqueville, dans « L’Ancien Régime et la Révolution », énonça son fameux paradoxe selon lequel le risque de renversement d’un régime politique est le plus élevé non pas au pire de la crise mais lorsque la situation s’améliore. L’Espagne en offre une nouvelle et saisissante illustration. D’un côté, elle a réussi à surmonter le terrible choc provoqué par l’éclatement d’une des plus gigantesques bulles immobilières et financières de l’Histoire, qui a provoqué une chute de 10 % de son produit national entre 2003 et 2013 et porté le taux de chômage à 27 % de la population active. Depuis 2014, elle a renoué avec la croissance, qui atteint 3,2 % en 2017 comme en 2016. En deux ans, l’économie a créé 1 million d’emplois, ce qui a permis de ramener le taux de chômage à 17,3 %. Simultanément, le pays a retrouvé la maîtrise de ses finances publiques, réduisant le déficit de 9,5 % en 2011 à moins de 3 % du PIB. De l’autre, cette sortie de crise est torpillée par le référendum de la Catalogne sur son indépendance, qui constitue l’épreuve la plus difficile pour la démocratie espagnole depuis la tentative avortée de putsch du lieutenant-colonel Tejero, en 1981. Le référendum organisé le 1er octobre par la Generalitat a tourné à l’épreuve de force. Sur 5,3 millions d’électeurs, plusieurs centaines de milliers se sont exprimés, se prononçant en faveur de l’indépendance à hauteur de 90 %. Mais les conditions d’organisation du scrutin, défiant les règles électorales les plus élémentaires, privent son résultat de toute validité. Simultanément, la démesure de la répression policière, qui a fait plusieurs centaines de blessés, s’est retournée contre le gouvernement espagnol. Tout dialogue semble impossible entre les deux conceptions de la démocratie qui s’affrontent : Barcelone érige la souveraineté du peuple catalan et le suffrage universel en principe absolu ; Madrid campe sur la défense de l’État de droit et l’illégalité de la consultation, établie tant par la Cour constitutionnelle que par le tribunal supérieur de justice de Catalogne.
La revendication indépendantiste est ancrée dans une histoire longue. La Catalogne ne fut annexée à l’Espagne par Philippe V qu’en 1714. Sa volonté d’autonomie fut l’une des causes de la guerre civile au cours des années 1930. Violemment réprimée sous Franco, sa reconnaissance, indissociable de celle de la culture catalane, accompagna le retour à la démocratie et fut inscrite dans la Constitution de 1978. L’autre raison est économique : la Catalogne rassemble 16 % de la population espagnole, mais génère 19 % du PIB et 30 % des exportations du pays, tout en ayant accueilli plus de 8 millions de touristes au premier semestre. Le taux de chômage est limité à 13 % de la population active. Barcelone s’est imposée comme une métropole majeure de l’Europe méditerranéenne, en prise directe sur la mondialisation. Enfin, la crise financière a exacerbé les tensions avec Madrid autour du partage du fardeau financier lié au sauvetage du système bancaire, des difficultés de la classe moyenne et des ravages de la corruption.
Certes, le sentiment national catalan a été galvanisé par la maladresse des autorités madrilènes. L’accord trouvé en 2010, y compris sur les aspects fiscaux, a été vidé de son sens par la Cour constitutionnelle. Mariano Rajoy a longtemps traité par le mépris et l’indifférence Carles Puigdemont avant de s’engager dans une escalade de représailles. La mise sous tutelle financière de la Generalitat et la répression policière ont contribué à mobiliser les Catalans sinon en faveur de l’indépendance, du moins en faveur du référendum, et rallié aux indépendantistes la bourgeoisie catalane comme la gauche radicale de Podemos.
Il n’en reste pas moins que le sécessionnisme catalan est un populisme, qui mêle passion identitaire, préférence régionale et xénophobie. Et la Generalitat est loin d’être épargnée par les maux qu’elle dénonce dans la démocratie espagnole, du manque de légitimité politique à la corruption. L’hostilité à Madrid a par ailleurs conduit les autorités catalanes à faire montre envers les islamistes radicaux d’une tolérance irresponsable, mise en lumière par les tragiques attentats des 17 et 18 août sur la Rambla puis à Cambrils.
Surtout, l’indépendance serait une catastrophe pour la Catalogne, pour l’Espagne et pour l’Europe. Barcelone, en sortant de l’Union, de la zone euro et de l’espace Schengen, basculerait dans l’inconnu, compromettant son développement et son rôle de tête de pont des investissements étrangers en Espagne – en chute de 10 % depuis l’annonce du référendum. L’Espagne serait amputée de sa région la plus dynamique et ferait face à une surenchère de demandes de sécession, à commencer par celle du Pays basque. Enfin, l’Union, au moment où elle cherche à se refonder, serait prise en tenaille entre le Brexit et l’effritement de ses États membres sous l’effet de la contagion sécessionniste, notamment des régions riches et de leurs métropoles : ainsi, en Italie du Nord, la Vénétie et la Lombardie organisent à leur tour des référendums le 22 octobre.
À l’égal du Brexit, l’indépendance de la Catalogne constitue une mécanique infernale qui ne peut produire que des perdants. Il est donc grand temps de la désarmer. La démocratie ne repose pas seulement sur l’exercice du suffrage universel mais aussi sur le respect de la règle de droit et la recherche du compromis. L’ascension dans la confrontation doit donc céder la place à la négociation et à l’esprit de compromis. La Catalogne mettrait en péril son avenir et sa liberté si elle s’enfermait dans une démarche populiste qui ouvre la voie à l’autoritarisme. À l’inverse, Madrid doit répondre au ressentiment des Catalans devant le mépris dont témoigne le pouvoir central envers leur identité, leur modèle de développement et leur culture. Entre l’indépendance et le statu quo, il existe des solutions fédérales qui devraient être explorées, dans le droit fil de l’accord de 2010. Face aux risques globaux du XXIe siècle, le démantèlement des Etats européens ne sert ni l’Europe, ni la liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 05 octobre 2017)