La sortie programmée de l’Union européenne, inflationniste et coûteuse, fragilise le Royaume-Uni et renforce la cohésion des 27.
Le vote en faveur du Brexit, le 23 juin 2016, a matérialisé le risque populiste qui pèse sur les démocraties, créant la brèche dans laquelle s’est engouffré Donald Trump. Il a cristallisé l’affrontement entre les démagogues et les experts. Quinze mois après, au-delà des vicissitudes politiques, il est intéressant de soumettre à l’épreuve des faits les arguments des deux camps.
Les partisans du Brexit soutenaient que la sortie de l’Union allait libérer la croissance des réglementations et des prélèvements européens, favoriser la hausse des salaires par le blocage de l’immigration, permettre de réaffecter la contribution au budget communautaire à l’éducation et à la santé, restaurer la souveraineté du Parlement et des tribunaux britanniques, renforcer le Royaume-Uni dans la mondialisation. Les tenants du « Re-main » et les économistes furent violemment attaqués parce qu’ils mettaient en garde contre quatre risques : la baisse de la croissance ; la remise en question de la City comme troisième place financière, leader sur le marché de l’euro – générant un chiffre d’affaires de 200 milliards de livres, 800 000 emplois à haute valeur ajoutée et 60 milliards de recettes fiscales ; la relance de la sécession écossaise et la déstabilisation du processus de réconciliation en Irlande du Nord ; l’impossibilité de négocier avec l’Union européenne un meilleur statut que celui dont bénéficiait le Royaume-Uni et le danger d’une rupture avec le grand marché, qui absorbe 55 % des exportations britanniques.
Au départ, le Brexit a semblé donner raison à ses partisans. Rien n’a changé dans les mois qui suivirent le référendum. Rien sinon la chute de la livre sterling de 15 %, ce qui a stimulé les exportations, le tourisme et le rapatriement des profits réalisés à l’étranger. La relance des dépenses publiques a soutenu l’activité, entraînant une baisse du chômage de 4,7 à 4,2 % des actifs. Theresa May s’est imposée avec le slogan « Brexit means Brexit ». Un sentiment d’euphorie a gagné les Britanniques avec la réactivation du mythe de la nation qui a inventé la démocratie et n’a jamais été défaite. Dans le même temps, l’Union européenne apparaissait tétanisée et divisée au sommet de Bratislava, au point de paraître vouée à la désintégration.
Avec le recul, force est pourtant de donner raison aux experts. La croissance a chuté de près de 3 % à 1,7 % au Royaume-Uni. L’inflation a bondi à 3 % quand les salaires ne progressaient que de 2 %. La livre a été dévaluée de près de 20 %. L’érosion des revenus et des patrimoines a bloqué la consommation. Sous la pression de l’inflation, la Banque d’Angleterre a entrepris de resserrer sa politique monétaire, ce qui accélère le recul de l’investissement. La City perd son statut de marché directeur de l’euro et se prépare à la délocalisation de nombre d’opérateurs et de dizaines de milliers d’emplois, principalement vers Francfort et Dublin. L’affirmation du principe de la préférence nationale a provoqué la diminution de 7 % de l’immigration et le départ de 120 000 Européens en un an. Dès lors, l’immobilier est en chute libre à Londres, qui se trouve concurrencée comme plateforme de la mondialisation en Europe.
L’embardée populiste ébranle aussi la démocratie britannique. L’instabilité gouvernementale s’est installée depuis les élections législatives de juin, qui ont réduit Theresa May au statut de Première ministre zombie à la tête d’une coalition hétéroclite avec les unionistes d’Irlande. Le Repeal Bill autorise le gouvernement à transposer quelque 12 000 règlements européens en droit anglais avec la possibilité de les adapter en dehors du contrôle du Parlement, ce qui constitue la plus vaste atteinte à ses droits depuis la Glorieuse Révolution anglaise. L’atmosphère se tend avec l’Ecosse autour des relations avec le grand marché et avec l’Irlande autour de l’avenir de la frontière. Aucun accord de libre-échange n’a été conclu et la plupart des pays tiers, à l’image du Japon, ont indiqué qu’ils n’accepteraient que la réplique du traité existant avec l’Union européenne.
Enfin, l’évolution du Brexit dur vers un Brexit doux ne remédie pas à l’absence persistante de vision et de stratégie du Royaume-Uni. Loin de provoquer la désintégration de l’Union, le Brexit, amplifié par les attaques de Donald Trump, a ouvert la voie à sa refondation. Les 27 restent alignés sur les quatre libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, ainsi que des priorités de la séparation concernant la protection des citoyens européens, le paiement des engagements britanniques à hauteur de 60 à 100 milliards et la stabilisation de la frontière avec l’Irlande. Dans le même temps, un accord se dessine après les élections allemandes pour la relance de l’intégration autour du renforcement de la zone euro, de la défense de sa souveraineté fiscale, commerciale et technologique, ainsi que de la sécurité. En bref, plus le Royaume-Uni ralentit, plus l’Europe accélère avec une croissance de 2,2 % ; plus le Royaume-Uni se divise et se replie, plus l’Union retrouve unité et dynamisme.
Confronté à la décolonisation, Winston Churchill confiait en 1951 à René Pleven : « J’aurais pu défendre l’Empire britannique contre n’importe qui, sauf contre les Britanniques. » Le Royaume-Uni pouvait être défendu du Brexit contre n’importe qui, sauf contre les Anglais. Plusieurs leçons émergent du naufrage. Les démocraties doivent être protégées des populistes. La raison demeure l’arme fatale contre leurs promesses fallacieuses, dont les peuples sont les premières victimes. Tout ce que disent les experts n’est pas vrai, mais tout ce que clament les démagogues est faux.
(Chronique parue dans Le Point du 21 septembre 2017)