L’amende infligée à Google constitue un tournant majeur. Déployer une véritable stratégie numérique doit être une priorité pour l’Union européenne.
Dans l’ère des données, Google s’est construit une position de monopole numérique hautement problématique. Pour ce qui est de la concurrence, la firme de Mountain View fausse le marché en verrouillant l’accès au consommateur, en orientant ses choix et en captant la valeur des transactions. Du point de vue du consommateur, la mise à disposition gratuite de services a pour contrepartie l’appropriation et l’exploitation des données individuelles. Au plan mondial, Google bride l’innovation et accentue la polarisation de la révolution numérique, par la concentration de la valeur créée et le rejet sur les autres entreprises et les États de ses coûts. S’appuyant sur la technologie du cloud, la firme prétend échapper aux régulations et à la fiscalité : en France, elle n’a ainsi acquitté en 2015 que 6,7 millions d’euros d’impôt sur les sociétés pour un chiffre d’affaires de 1,5 milliard. Google constitue le pivot des GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft) et de l’entente des géants américains qui dominent l’économie numérique.
La société joue un rôle décisif dans la reconstruction du leadership économique des États-Unis autour de la transformation digitale. Elle se trouve également au cœur des nouvelles guerres de l’information qui reposent sur la captation, la manipulation ou la destruction des données. Cette situation est particulièrement dangereuse pour l’Europe à l’heure où les menaces numériques sur le développement économique et sur la démocratie se multiplient – des cyberattaques aux fake news en passant par les interventions pour biaiser les élections. Régulation de la concurrence Il n’est pas de capitalisme ni de liberté politique sans régulation de la concurrence. C’est la raison pour laquelle les États-Unis ont inventé les premières législations pour lutter contre les monopoles et les ententes avec le Sherman Antitrust Act de 1890 et le Clayton Act de 1914. Elles conduisirent au démantèlement de la Standard Oil en 1911, puis plus tard, en 1984, à l’éclatement d’AT&T en huit opérateurs.
Aujourd’hui, l’intégration de Google à la stratégie de puissance des États-Unis lui assure l’impunité des autorités de la concurrence américaines. De son côté, la Chine, qui entend rivaliser avec l’Amérique, s’est dotée d’un cadre national pour Internet et protège ses propres champions, Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. À l’inverse, l’Europe a longtemps fait preuve d’une passivité et d’une complaisance incompréhensibles. Voilà pourquoi la décision de la Commission européenne de condamner Google à une amende de 2,42 milliards d’euros pour abus de position dominante dans les services de comparaison de prix constitue un tournant majeur. Au-delà du montant exceptionnel de la pénalité, la firme de Mountain View dispose de quatre-vingt-dix jours pour assurer un traitement équitable à ses concurrents, ce qui va rouvrir le marché aux moteurs de recherche verticaux. Les entreprises victimes des pratiques de Google pourront demander à être indemnisées. Par ailleurs, deux autres activités, AdSense pour la publicité et Android pour le système d’exploitation des smartphones, font l’objet d’enquêtes qui devraient déboucher sur des sanctions. Enfin, les autorités de la concurrence de marchés clés comme l’Inde, le Brésil ou la Corée du Sud devraient à leur tour se saisir du monopole de Google.
Un cas d’école La régulation de Google constitue un cas d’école de l’utilité de l’Union européenne. Forte de son grand marché de 500 millions de consommateurs à haut pouvoir d’achat, elle peut engager un rapport de forces favorable avec les géants d’Internet, ce qui n’est à la portée d’aucun de ses membres. Mais l’Europe ne doit pas s’arrêter à ce premier pas et doit déployer une stratégie numérique autour de quatre priorités. La première touche à la régulation des GAFAM, qui, si leur avance technologique n’est pas rattrapable, doivent avoir l’obligation de se recentrer sur leur métier principal – à savoir la recherche et la navigation pour Google -, ainsi que de garantir l’accès et l’égalité de traitement à leurs concurrents. La deuxième porte sur le développement d’une économie européenne d’Internet dans les services et les infrastructures numériques, notamment la géolocalisation. La troisième concerne la protection des données individuelles. Enfin, la quatrième a trait à la cybersécurité des citoyens, des entreprises et des institutions. Aujourd’hui, l’Europe ne peut pas davantage s’en remettre aux États-Unis pour le numérique que pour la réassurance du capitalisme ou pour la défense de sa liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 10 juillet 2017)