La crise nucléaire nord-coréenne et la cyberguerre mondiale obligent l’Europe à repenser sa défense.
La Corée est trop souvent considérée comme un vestige aberrant de la guerre froide. Elle cumule la division de la péninsule de part et d’autre du 38e parallèle et la survie de l’un des derniers régimes authentiquement totalitaires, dirigé par une dynastie de despotes. La dérive paranoïaque de Kim Jong-un, illustrée par l’assassinat de son demi-frère Kim Jong-nam en Malaisie, n’aurait d’autre issue possible qu’un effondrement interne, à l’égal de l’Union soviétique. Elle constituerait essentiellement un problème coréen ou, au pire, asiatique.
Tout cela est malheureusement faux. L’ascension actuelle des tensions crée une situation inédite qui fragilise le système géopolitique mondial : elle remet en question la garantie de sécurité des États-Unis envers leurs alliés, fondée sur la dissuasion nucléaire ; elle affecte le cœur de la relation entre la Chine et les Etats-Unis au moment où le leadership de l’Amérique se défait.
Le premier est la construction d’un arsenal nucléaire doté de la capacité de frapper la côte Ouest des États-Unis. Pyongyang dispose aujourd’hui de 13 à 20 têtes nucléaires et du potentiel pour en détenir une cinquantaine à l’horizon de 2020. Cinq essais ont été réalisés en une décennie et un sixième est en cours de préparation, avec pour objectifs de maîtriser la bombe à hydrogène et de la miniaturiser. Simultanément, le régime aligne 200 missiles conventionnels d’une portée de 1 300 kilomètres. Par ailleurs, la Corée du Nord demeure la nation la plus militarisée du monde avec une armée de 1 million de soldats pour une population de 25 millions d’habitants.
Le second instrument est la cyberguerre, dont Pyongyang utilise pleinement le caractère clandestin et asymétrique. La Corée du Nord est ainsi tenue pour responsable des cyberattaques sur les banques sud-coréennes en 2013 et du blocage de centaines de milliers d’ordinateurs sur tous les continents au printemps 2017.
La multiplication des incidents militaires aux frontières terrestres et maritimes de la Corée du Sud, les tirs réguliers de missiles au large des côtes coréennes et japonaises, la poursuite illégale d’essais nucléaires, les menaces renouvelées lors du 105e anniversaire de la naissance de Kim Il-sung de recourir à l’arme atomique, la capacité de frapper le territoire des États-Unis avant la fin du mandat de Donald Trump et les cyber-attaques à répétition interdisent le statu quo.
Pour autant, les options offertes aux États-Unis sont limitées. Les frappes militaires sont régulièrement évoquées mais semblent peu réalistes. D’abord parce que l’arsenal nord-coréen est complexe et que les sites sont multiples et bien protégés. Ensuite parce que les possibilités de représailles sur la Corée du Sud et le Japon seraient catastrophiques. Les pressions diplomatiques et les sanctions économiques dépendent entièrement de la Chine, qui assure plus de 80 % des échanges extérieurs de la Corée du Nord. Or Pékin est plus qu’ambigu vis-à-vis de Pyongyang.
La situation de crise qui se précise en Corée du Nord intéresse directement l’Europe. Elle témoigne du retour en force de l’arme et des menaces nucléaires, que l’on a crues à tort enterrées avec la fin de la guerre froide. L’effort général de réarmement qui s’affirme dans le monde porte également sur le nucléaire. Et ce tout particulièrement en Russie, qui, en annexant la Crimée et en intervenant en Ukraine, viole ouvertement les traités sur les forces nucléaires en Europe. Le manquement ouvert au mémorandum de Budapest signé en 1994, par lequel le Conseil de sécurité garantissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine en contrepartie de sa dénucléarisation, constitue la plus puissante des incitations à la prolifération. Et le réarmement nucléaire est d’autant plus dangereux qu’il s’accompagne de la suppression des procédures de concertation mises en place pour prévenir l’utilisation de l’arme atomique par les superpuissances de la guerre froide.
Pour toutes ces raisons, la suppression de l’arme nucléaire relève d’une dangereuse illusion. L’Europe doit en tirer toutes les leçons au moment où la garantie de sécurité des Etats-Unis est fragilisée et où le principe même de la dissuasion se trouve décrédibilisé par l’imprévisibilité du président américain.
Après le Brexit, cela crée une responsabilité éminente pour la France, seul pays de l’Union européenne à disposer d’une force de frappe nucléaire dotée d’environ 300 têtes et d’une complète autonomie de décision. Il est donc vital que la revue stratégique qui va être engagée prenne en compte la modernisation des deux composantes de nos forces nucléaires, dont le budget de 3,5 milliards d’euros devra être augmenté de 1 à 2 milliards d’euros par an à partir de 2020 sur une durée de quinze à vingt ans. Parallèlement, des réflexions méritent d’être engagées sur un élargissement de la dissuasion française à l’Europe et la construction d’une défense cybernétique du continent. L’arme nucléaire n’appartient pas au passé. L’arme cybernétique appartient déjà au présent. La France et l’Europe doivent impérativement en disposer.
(Chronique parue dans Le Point du 15 juin 2017)