Le raid américain modifie l’équilibre géopolitique.
À l’image de la guerre d’Espagne pour le second conflit mondial, la guerre de Syrie sert de laboratoire aux conflits du XXIe siècle. Elle constitue le modèle des guerres sans fin. D’abord par sa nature, à la fois civile, religieuse, interétatique, internationale. Ensuite par son ascension aux extrêmes dans la violence, la meilleure option pour tous les belligérants. Les factions syriennes sont trop faibles pour gagner, mais trop fortes pour perdre. Elles bénéficient du renfort des Etats qui les financent et les arment tout en limitant leurs coûts et leurs risques, notamment en termes de déploiement de troupes au sol.
La Syrie est ainsi devenue le théâtre central de l’affrontement entre sunnites et chiites comme le champ de manœuvre des ambitions des puissances, qu’il s’agisse de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, du projet néo-ottoman de Recep Erdogan ou du rapport de forces entre les États-Unis et la Russie. Elle sert de test à la volonté des Etats et de leurs dirigeants. Barack Obama y perdit toute crédibilité en août 2013, quand il ignora la ligne rouge qu’il avait fixée sur l’utilisation des armes chimiques après le bombardement de Mouadamiya al-Cham, qui fit 1 300 victimes.
C’est désormais Donald Trump qui se voit mis à l’épreuve. Conforté par la reprise d’Alep, Bachar el-Assad a ordonné, le 4 avril, le bombardement au gaz sarin du village de Khan Cheikhoun, dans le nord-ouest de la Syrie, suivi de la destruction de l’hôpital attenant. Le bilan s’élève à 86 morts et plus de 400 blessés graves. En réaction à ce crime de guerre avéré, puisque l’utilisation des armes chimiques est interdite depuis 1972, et à la violation ouverte des résolutions de l’Onu qui prévoyaient la destruction de l’arsenal chimique syrien, le président des États-Unis a approuvé le 6 avril le tir de 59 missiles sur la base aérienne d’Al-Shayrat, d’où avaient décollé les bombardiers. Et ce sans autorisation de l’Onu ou du Congrès, mais non sans avoir informé la Russie. Ces frappes ont été condamnées par Moscou, qui a dénoncé un acte d’agression contraire au droit international et suspendu les accords de « déconfliction » avec la coalition, ainsi que par Téhéran.
D’un point de vue militaire, le raid américain devrait rester isolé et n’annonce pas une escalade sur le théâtre syrien. Son seul impact opérationnel est de ralentir l’encerclement et la reconquête de Raqqa sur l’État islamique, en raison de l’arrêt des vols des avions de la coalition imposé par l’interruption des accords de « déconfliction » avec la Russie et le régime de Damas.
D’un point de vue politique et stratégique, en revanche, les conséquences sont majeures. La démonstration de force de Donald Trump le pose en chef de guerre et refait des États-Unis un interlocuteur central pour la solution à la crise syrienne. Elle prend à revers Bachar el-Assad, qui, après la chute d’Alep, a cédé à la démesure en présumant de l’impunité qui lui était accordée au nom de la lutte contre le terrorisme islamique. La Russie et l’Iran se trouvent également en porte-à-faux, contraints de défendre un crime de guerre qui révolte l’opinion mondiale. L’idylle annoncée entre Trump et Poutine s’achève avant même d’avoir commencé. Enfin, un message clair de la détermination nouvelle des États-Unis, appuyé par l’envoi du porte-avions « USS Carl Vinson » au large de la Corée, est adressé à la Chine de Xi Jinping, tout comme au régime de Pyongyang.
Avec la Syrie, Donald Trump effectue un virage à 180 degrés par rapport à la ligne isolationniste de sa campagne et de ses débuts à la Maison-Blanche. Sur le mode émotionnel qu’il affectionne, Donald Trump a renoué avec l’interventionnisme et la défense des valeurs, et non plus seulement des intérêts, des États-Unis. Un net rééquilibrage s’effectue au sein de l’administration avec la mise en retrait de l’idéologue nationaliste Steve Bannon, écarté du Conseil de sécurité nationale, que reprend en main le général Herbert McMaster.
Le revirement de Donald Trump est gros de contradictions tant il est incohérent dans sa volonté de mettre à bas les traités et les règles applicables au commerce international tout en intervenant pour interdire le recours aux armes chimiques et en appelant « toutes les nations civilisées à mettre fin au massacre en Syrie ». Le retour vers un engagement des États-Unis pour stabiliser le monde, à rebours de la culture cynique du deal, laisse donc entière la question de la stratégie de long terme qu’entend poursuivre l’administration Trump.
Le changement de posture de Donald Trump ouvre cependant une fenêtre stratégique potentielle. Elle peut favoriser la relance d’une solution politique en Syrie qui détermine les modalités du départ de Bachar el-Assad. Elle peut conduire à la réouverture d’un dialogue avec Moscou afin de réaligner les intérêts dans la lutte contre le terrorisme islamique après les attentats de Saint-Pétersbourg et de Stockholm, et restaurer un système de sécurité crédible sur le continent européen en échange de la levée des sanctions. Elle peut pousser la Chine, comprenant que les États-Unis ne sont pas qu’un tigre de papier, à mieux contrôler son client nord-coréen et à mesurer ses visées expansionnistes en Asie-Pacifique.
Mais rien ne serait pire pour les États-Unis, comme pour le monde, qu’un jeu de bascule permanent entre isolationnisme et interventionnisme. Au-delà de la Syrie, c’est la ligne à suivre face à la Chine, à la Russie et à l’Iran qui se trouve en jeu. Comme en politique intérieure, Trump se trouve brutalement confronté au réel, à l’irréalisme de ses promesses, aux limites de son pouvoir face au Congrès et à la justice, aux risques de l’action unilatérale face aux démocratures, aux leviers de puissance décisifs que représentent les alliances et avant tout l’Otan. On peut être élu avec Twitter, on ne préside pas avec Twitter !
(Chronique parue dans Le Point du 13 avril 2017)