La négociation s’annonce tendue, mais l’UE doit être intraitable. Sans compromettre pour autant le futur partenariat avec le Royaume-Uni.
Le 60e anniversaire du traité de Rome est placé sous le signe du Brexit. Le 29 mars, Theresa May, en vertu de l’article 50 des traités, a notifié à Donald Tusk, président du Conseil européen, le retrait du Royaume-Uni de l’UE, mais aussi de la Communauté européenne de l’énergie atomique. Cet événement marque une rupture historique pour la Grande-Bretagne comme pour l’Europe. Il constitue potentiellement une bombe à fragmentation qui pourrait diviser la société britannique, faire éclater le Royaume-Uni avec la sécession de l’Ecosse, provoquer le démantèlement de l’UE et de la zone euro.
Le Brexit est un contresens historique qui affaiblit le Royaume-Uni et l’Europe face aux risques globaux du XXIe siècle. Pour autant, il constitue une réalité politique irréversible. Voilà pourquoi il faut essayer de construire un partenariat stratégique entre l’Union et le Royaume-Uni, même si les négociations qui s’ouvrent sont à très haut risque.
Le Royaume-Uni se trouve écartelé entre l’impact minime du vote du 23 juin 2016 à court terme et les incertitudes radicales qu’il porte à long terme. La principale conséquence consiste pour l’heure dans la dévaluation de 15 % de la livre, le ralentissement de l’immigration européenne et la relance des dépenses publiques qui ont soutenu la croissance (2 %), réduit le chômage (4,7 % de la population active) et relancé l’inflation (3 % par an). Pourtant, les incertitudes se multiplient pour les entreprises concernées par les relations commerciales avec l’Union comme avec le reste du monde, ainsi que pour l’environnement réglementaire, social et fiscal. Mais aussi et surtout pour les individus avec la fin de la liberté de circulation et le flou qui entoure le statut des 3,2 millions d’Européens installés outre-Manche.
Le Brexit reste surplombé par une asymétrie fondamentale. L’Union est destinataire de 55 % des exportations britanniques quand Londres n’absorbe que 20 % des exportations européennes. Par ailleurs, la City génère directement 200 milliards de livres d’activité, 800 000 emplois à haute valeur ajoutée et 60 milliards de livres de recettes fiscales. Son rang de troisième place financière mondiale dépend directement de son leadership dans les transactions et la gestion des actifs en euros, alors même qu’elle ne participe pas à la monnaie unique.
La négociation s’annonce tendue. Elle s’inscrit dans un calendrier très serré, l’accord devant se nouer avant septembre 2018 pour pouvoir être approuvé par le Conseil avec une majorité de 72 % des Etats représentant 65 % de la population et par les Parlements européens et nationaux avant les élections européennes de 2019. Or il paraît hautement improbable de dénouer en moins de deux ans les liens tissés par quarante-quatre ans d’intégration, et ce d’autant que le retrait englobe Euratom. Les questions à régler sont très complexes et sensibles : paiement des engagements financiers du Royaume-Uni estimés entre 45 et 65 milliards d’euros, régime commercial, régulation financière, droits des 3,2 millions d’Européens vivant en Grande-Bretagne et du million de Britanniques résidant sur le continent, situation des frontières extérieures à Gibraltar, à Chypre et surtout en Irlande du Nord et en Ecosse, qui entend revoter dès 2019 sur son indépendance si elle est coupée du grand marché.
Pour toutes ces raisons, il est très vraisemblable qu’aucun accord ne sera conclu d’ici à 2019. Dès lors, soit un nouveau délai est accordé au Royaume-Uni, soit s’appliqueront les règles de l’OMC fondées sur le principe de non-discrimination qui conduiraient l’Union à mettre en place un tarif douanier moyen de 4,8 %.
Face aux contradictions du Royaume-Uni, qui prétend faire le choix du grand large tout en restaurant ses frontières, rétablir la souveraineté du Parlement tout en contestant ses droits à contrôler le Brexit, conserver un lien fort avec l’Europe tout en la menaçant de dumping et de représailles dans le domaine de la sécurité en l’absence d’accord, l’Union doit conjurer les risques de la division et de la confusion. Elle doit être intraitable dans la défense de ses principes : l’unité des 27 Etats membres ; l’indivisibilité des quatre libertés de circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes ; la supervision directe par la BCE des banques et des opérateurs utilisant l’euro et la localisation au sein de la zone des infrastructures critiques de marché, au premier rang desquelles les chambres de compensation. Elle doit faire d’un accord sur les conditions de la sortie du Royaume-Uni le préalable aux discussions sur les termes du futur partenariat.
Surtout, l’Union ne doit pas rééditer l’erreur commise avec la Grèce, qui a concentré toutes les énergies depuis 2009, interdisant d’apporter des réponses efficaces à l’intervention russe en Ukraine, à la montée du terrorisme, à la crise des réfugiés ou à la dérive de la Turquie. Elle ne peut pas attendre 2019 pour engager sa refondation et répondre aux attentes de ses citoyens en matière de stabilité, de prospérité et de sécurité.
La condition première pour une gestion ordonnée du Brexit et pour la refondation de l’Union demeure la remise en marche du couple franco-allemand. Elle est indissociable du redressement de la France, donc de la réforme profonde de son modèle économique et social insoutenable, qui constitue un risque systémique. Le Brexit offre une occasion unique pour moderniser notre pays en valorisant ses immenses atouts et en traitant enfin les maux qui le rongent : la fiscalité confiscatoire, la réglementation tentaculaire, l’instabilité des normes, la rigidité et le coût excessif du travail. Il permet de replacer Paris au nombre des métropoles-monde en ranimant la place financière alors qu’avorte la fusion entre les Bourses de Londres et de Francfort, et en attirant des entreprises de haute technologie. Il favorise le rééquilibrage de la relation franco-allemande en valorisant le siège permanent de la France au Conseil de sécurité de l’Onu, la maîtrise de la dissuasion nucléaire ou la possession d’un modèle complet d’armée, au moment où le Brexit ampute d’un tiers les capacités militaires du continent et où l’Otan est déstabilisée par l’administration Trump.
Göran Persson, le Premier ministre qui réforma la Suède dans les années 1990, rappelait qu’« il ne faut jamais laisser perdre la chance d’une grande crise ». Travaillons à faire de la tragique erreur du Brexit une chance pour la France et pour l’Europe !
(Chronique parue dans Le Point du 06 avril 2017)