Si les Turcs valident le durcissement du régime, l’Europe devra revoir sa relation avec Erdogan.
La Turquie est à un tournant de son Histoire. Recep Erdogan entend utiliser le coup d’Etat militaire avorté du 15 juillet 2016 pour enterrer définitivement l’héritage de Mustafa Kemal et instituer une démocrature islamique. Le levier de cette contre-révolution est le référendum du 16 avril, qui entend récrire la Constitution. Le principe du nouveau régime est l’absolutisme de droit divin. Il concentre tous les pouvoirs entre les mains du chef de l’État, qui dirigera aussi le gouvernement, l’armée, les services secrets et le parti AKP. Le président pourra gouverner par décret, contrôler le budget, nommer les titulaires de tous les emplois publics, y compris les magistrats et les enseignants. Toute séparation des pouvoirs est annihilée : les ministres ne sont responsables que devant le président ; le Parlement est réduit à une simple chambre d’enregistrement ; la justice, y compris la Cour constitutionnelle, se voit dénier toute indépendance.
Pour Recep Erdogan, le référendum du 16 avril est vital. Tous les moyens sont donc bons pour l’emporter. Les opposants, assimilés à des terroristes ou à des partisans du coup d’État, font l’objet d’intimidations et de violences systématiques. La guerre civile avec la communauté kurde est portée aux extrêmes, comme lors des élections législatives de 2015. La diaspora en Europe, forte de 7 millions de personnes, dont 3 millions d’électeurs – soit 5 % du corps électoral – est instrumentalisée pour ériger l’Union en ennemi afin d’exacerber le nationalisme et de mobiliser l’opinion contre un ennemi intérieur et extérieur fabriqué de toutes pièces. D’où la multiplication des provocations à l’occasion de la campagne électorale, Recep Erdogan n’hésitant pas à traiter de nazis les dirigeants allemands et néerlandais et à accuser l’Europe de conduire une croisade antiturque. D’où la multiplication des cyberattaques – en dépit de l’appartenance de la Turquie à l’Otan – contre les institutions, les entreprises, les médias, les ONG allemandes, néerlandaises mais aussi françaises. La crise ouverte par la transformation de la Turquie en démocrature islamique est durable et se poursuivra après le référendum. Recep Erdogan entend s’installer au pouvoir au moins jusqu’en 2029. En 2023, le centenaire de la création de la Turquie moderne par Mustafa Kemal constituera pour lui l’occasion idéale de refonder l’Etat et la société autour de l’islam.
Les excès d’Erdogan masquent avant tout ses faiblesses et celles de la Turquie. Au plan économique, la récession s’installe sur fond de chute du tourisme et des exportations. L’inflation approche 10 % et le chômage touche 12 % de la population active. La livre a perdu 25 % de sa valeur en un an. Les talents et les capitaux fuient massivement, alors même que la Turquie doit emprunter 200 milliards de dollars par an sur les marchés.
Dans l’ordre international, la Turquie est désormais en conflit avec tous ses voisins et ne peut agir en Syrie que sous la tutelle de la Russie et des États-Unis, comme on le voit à Alep ou Raqqa. La tentative de créer un axe avec la Russie impériale de Vladimir Poutine et avec l’Iran chiite est condamnée, tant les divergences d’intérêts sont frontales. La brouille avec l’Europe, premier partenaire pour les mouvements de biens, de services et d’hommes, est ruineuse. Au total, plus le pouvoir d’Erdogan s’accroît, plus la Turquie se divise, s’affaiblit et se coupe de la modernité.
Par sa position stratégique, son influence au Moyen-Orient, son rôle dans la lutte contre le terrorisme islamique comme par le potentiel de son économie, la Turquie constitue un partenaire majeur pour l’Otan et pour l’Europe. De manière symétrique, au-delà de ses outrances, Erdogan serait en extrême difficulté en cas de rupture effective avec l’Otan et l’Union. Voilà pourquoi il est temps de refonder les principes d’un partenariat stratégique avec la Turquie. Le 16 avril, les Turcs sont libres de faire le choix de la démocrature islamique, mais ils ne peuvent en aucun cas l’imposer aux Européens. Si c’est le cas, il faudra suspendre la participation de la Turquie au Conseil de l’Europe ainsi que le processus d’adhésion à l’Union. Pour autant, le dialogue devra se poursuivre pour aligner les intérêts dans le domaine commercial, dans le domaine de la sécurité et dans le domaine des migrants. Il est parfaitement légitime d’aider un pays qui accueille 3 millions de réfugiés, mais ce soutien financier ne peut résulter d’un chantage, comme c’est le cas dans l’accord du 18 mars.
L’Europe doit miser sur la société turque, qui se révoltera tôt ou tard contre la démocrature islamique de l’État AKP. Face au poison de l’autocratie et du fanatisme religieux, ménageons la place pour l’espoir et la raison que dessine Orhan Pamuk : « Qui sommes-nous ? Voulons-nous être européens ? Sommes-nous musulmans ? C’est quoi, être turc ? Je refuse qu’on impose à un individu ou à une société une identité homogène, basée sur une seule source. Je suis contre toute forme de fondamentalisme. Je préfère ce qui vient de sources diverses. Et je défends l’idée que tout cela peut se côtoyer sans conflit. »
(Chronique parue dans Le Point du 23 mars 2017)