La France doit renouer avec sa vocation maritime. À l’heure de la mondialisation, il y a urgence.
À l’âge de l’histoire universelle, le monde se maritimise et la mer se territorialise. Au début des années 2020, les deux tiers des 8 milliards d’hommes vivront à moins de 60 kilomètres des côtes. La mondialisation se restructure autour d’un réseau de mégalopoles qui sont d’abord des ports. Près de 3 milliards d’hommes se nourrissent principalement de produits de la mer. Elle assure 80 % des transports de marchandises en volume et 70 % en valeur. Alors que les ressources terrestres tendent à s’épuiser, elle abrite 22 % des réserves prouvées de pétrole et 37 % de celles de gaz, ainsi que d’immenses gisements de métaux et de terres rares. Enfin, les océans jouent un rôle vital puisqu’ils absorbent 90 % de la chaleur et un tiers des émissions de carbone produites.
Jules Michelet affirmait que « c’est par la mer qu’il convient de commencer toute géographie ». À cette aune, la France, forte de 7 000 kilomètres de côtes, d’une zone économique exclusive de 11 millions de kilomètres carrés qui abrite 10 % de la biodiversité mondiale, 10 % des récifs coralliens et 20 % des atolls mondiaux, est une superpuissance maritime. Or le contraste est total entre ce gisement potentiel d’activités, d’emplois et d’influence et l’absence de toute stratégie pour le valoriser. Les ports français, en dépit d’une localisation idéale et d’une histoire prestigieuse, ont été marginalisés – leur part de marché pour les conteneurs a chuté à 5 % en Europe – en raison d’un statut obsolète, d’équipements souvent vétustes et d’un manque de fiabilité chronique lié aux grèves. La flotte sous pavillon national a été ravalée au 30e rang mondial. Le budget de la recherche est limité à 400 millions d’euros, contre 2 milliards pour l’espace, ce qui se traduit par un important retard dans les biotechnologies bleues. L’adaptation au changement climatique et à la montée des eaux reste embryonnaire, en dépit de la conclusion de l’Accord de Paris lors de la COP21.
Sur le plan militaire, la marine nationale, dont le budget plafonne à 4,3 milliards d’euros, se trouve engagée au-delà de ses contrats opérationnels sur cinq théâtres qui s’étendent de l’océan Indien au golfe de Guinée, en passant par le golfe Persique et la Méditerranée. Il en résulte une chute de l’entraînement, réduit à 80 jours de mer au lieu de 100 jours selon les critères de l’Otan, ainsi qu’une usure prématurée des hommes et des matériels, souvent hors d’âge, à l’exemple des frégates (38 ans en moyenne). Il en découle un faible taux de disponibilité des frégates et des sous-marins (60 %), et plus encore des aéronefs (38 %), tandis que d’importants retards s’accumulent pour les programmes du sous-marin Barracuda ou de drones.
Rien n’illustre mieux l’ignorance et le mépris de la France pour son exceptionnel patrimoine maritime que le projet de traité scélérat visant à aliéner à l’île Maurice notre souveraineté sur Tromelin, via une ratification en procédure simplifiée qui exclut tout débat parlementaire. C’est l’honneur de trois députés, Philippe Folliot (UDI), Laurent Furst (LR) et Gilbert Le Bris (PS), d’avoir mis en échec in extremis ce mauvais coup qui privait la France d’une zone économique de 285 000 kilomètres carrés au cœur de l’océan Indien. Et ce au moment même où les géants émergents, Chine en tête, placent dans leurs priorités l’expansion de leur zone économique exclusive.
La France doit donc renouer avec sa vocation maritime. La priorité ne va plus, comme au temps de Colbert, à la création d’un ministère ou d’une bureaucratie étatique. La mer doit faire l’objet d’une stratégie globale qui coordonne les acteurs publics et privés autour de cinq objectifs : la production, la recherche, la protection, la sécurité et la souveraineté.
Les activités maritimes génèrent un chiffre d’affaires de 65 milliards d’euros et 310 000 emplois. Elles pourraient être largement développées par la privatisation des ports et leur raccordement aux réseaux européens de transport, par le soutien des armateurs, par l’investissement massif dans l’aquaculture, par l’organisation de filières industrielles autour des champions que sont CMA CGM pour le transport, STX et DCNS pour la construction navale, Total, Technip ou Vallourec pour l’exploitation des ressources offshore. La haute mer devrait dans l’idéal être érigée en bien commun de l’humanité géré par une agence spécialisée de l’Onu. A tout le moins, un nouveau traité assurant sa préservation devrait être négocié. Mais il n’est pas de règles crédibles sans un État fort pour les faire respecter. Voilà pourquoi la France doit, dans le cadre de la remontée de son effort de défense à 2 % du PIB, réinvestir dans sa marine, dont le rôle est vital tant pour la mise en œuvre de la dissuasion que pour le renseignement, la projection de forces, le contrôle des routes maritimes, de la zone économique et des approches de notre territoire, notamment en Méditerranée. Voilà pourquoi au projet ruineux d’un second porte-avions il faut préférer des programmes ambitieux de frégates, de patrouilleurs, de sous-marins et de drones.
Eric Tabarly aimait à rappeler que « naviguer est une activité qui ne convient pas aux imposteurs. Dans bien des professions, on peut faire illusion et bluffer en toute impunité. En mer, on sait ou on ne sait pas ». La mer possède de fait une dimension morale : elle départage impitoyablement les découvreurs, les entrepreneurs et les hommes d’État véritables des imposteurs. Chacun peut prétendre gouverner l’État par temps calme, mais très peu nombreux sont ceux capables de le faire au cœur des tempêtes de l’Histoire.
(Chronique parue dans Le Point du 16 février 2017)