Avec le programme protectionniste de Donald Trump et le « Hard Brexit » de Theresa May, l’Occident n’est pas seulement remis en question dans ses politiques mais dans ses valeurs.
Depuis 1945, l’Occident, sous la conduite des États-Unis, a cherché à stabiliser le capitalisme, à promouvoir le libre-échange, à intégrer l’Europe autour du droit et du marché, à unir les démocraties et à préserver un ordre mondial face à la menace du totalitarisme soviétique.
En 1989, la chute du mur de Berlin et la désintégration de l’URSS mirent fin à la guerre froide. En 2001, les attentats du 11 Septembre érigèrent le terrorisme islamique en péril stratégique et lancèrent un cycle de guerres en chaîne en Afghanistan, en Irak puis en Libye, toutes perdues par les démocraties. En 2008, les États-Unis se révélèrent incapables de réassurer la crise du capitalisme mondialisé qu’ils avaient engendrée. En 2014, la Chine devint la première économie du monde en parité de pouvoir d’achat. En 2016, la vague populiste qui a conduit au Brexit puis à l’élection de Donald Trump a touché les démocraties au cœur.
L’année 2017 s’ouvre ainsi sous le signe d’une inversion des valeurs. Au sommet de Davos, Xi Jinping s’est fait le champion du libre-échange et le garant de la mondialisation. Au même moment, Trump multipliait les déclarations protectionnistes, dénonçait l’Otan et fustigeait l’Union européenne sous domination allemande – plaçant Angela Merkel et Vladimir Poutine sur le même pied -, tandis que Theresa May dévoilait son plan pour un « Hard Brexit » qui donne la priorité au contrôle de l’immigration et tourne le dos au grand marché européen.
L’Occident n’est pas seulement remis en question dans ses politiques mais dans ses valeurs. Les menaces extérieures venues des démocratures et du terrorisme islamique ne deviennent potentiellement mortelles que parce qu’elles sont relayées de l’intérieur par les démagogues, qui sapent les principes du capitalisme, de la démocratie et de l’ordre mondial.
Aux États-Unis, les grandes entreprises mettent désormais en scène leurs décisions d’investissements et les créations d’emplois en fonction des tweets de Donald Trump, contribuant à la manipulation de l’opinion. Ce faisant, les stratégies de long terme deviennent le monopole des géants chinois, y compris dans la technologie.
Il n’est pas d’économie de marché sans régulation, qu’il s’agisse de concurrence, d’environnement ou de réassurance des chocs. Le démantèlement annoncé des agences fédérales et l’engagement d’une relance massive sous forme de baisses d’impôts et d’un programme d’infrastructures de 1 000 milliards de dollars alors que l’économie américaine se trouve en plein emploi (le taux de chômage est réduit à 4,7 % de la population active) n’aura d’autre effet que de créer d’énormes bulles spéculatives en accumulant 3 000 milliards de dollars de dettes supplémentaires. La combinaison du protectionnisme, de l’inflation et de l’endettement peut aboutir à une stagflation qui rappelle celle des années 1970.
Le protectionnisme, les dévaluations compétitives, la dénonciation des traités commerciaux et la fragilisation du grand marché européen sonnent le glas de la mondialisation, qui a permis de faire sortir de la pauvreté plus d’un milliard d’hommes en un quart de siècle. Le contrôle strict des frontières et de l’immigration qui guide le Brexit enterre la société ouverte dont Londres était le symbole. La rupture avec le libre-échange comme la déstabilisation des institutions multilatérales du système de Bretton-Woods et de l’OMC laissent le champ libre aux « routes de la soie » qui entendent exporter le modèle chinois dans 64 pays, au programme de développement de l’Afrique autour de corridors de transport, aux fonds de financement des infrastructures et à la banque de développement des Brics.
Le Brexit et Trump, avec l’aide des réseaux sociaux, ont ouvert l’ère de la politique déconnectée des faits et du débat argumenté. La mobilisation numérique directe, en contournant les institutions et les élites, permet aux dirigeants de s’affranchir de toute limite.
Au total, les États-Unis, par leur repli isolationniste et protectionniste, renoncent à être une puissance globale au moment où la Chine en affirme la volonté. Ils sont en passe de porter le coup de grâce à l’Occident dont ils étaient le héraut et la clé de voûte. Mais dans le même temps, la Chine, au-delà des discours, n’applique nullement le libre-échange qu’elle revendique et ne travaille pas à un ordre mondial prospère et pacifique. Elle poursuit méthodiquement le renforcement du monopole du pouvoir du Parti communiste à l’intérieur et sa conquête de l’Asie-Pacifique à l’extérieur. L’époque qui s’ouvre est moins multipolaire qu’en voie de balkanisation. Bienvenue dans le monde d’hier !
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 janvier 2017)