Que ce soit sur le plan diplomatique, militaire, économique ou politique, la Russie s’est imposée comme la nation qui pèse le plus dans le système mondial.
Soixante-dix ans après le lancement de la guerre froide par l’URSS stalinienne en 1947, la Russie met à profit le grand désarroi des démocraties, gangrénées par le populisme, pour fixer l’agenda stratégique. Avec pour objectif de façonner un nouvel ordre mondial qui échappera à l’Occident. Avec pour armes l’utilisation sans limites de la force et la cyber-manipulation des opinions, face à des démocraties aussi impuissantes à soutenir la guerre qu’à maintenir la paix, y compris au sein de leurs sociétés.
De prime abord, la Russie semble un géant aux pieds d’argile. Le plus vaste pays du monde est structuré autour d’une succession de vides. Vide démographique avec une fécondité réduite à 1,7 enfant par femme qui programme le recul de 72 à 68 millions de la population active d’ici à 2035. Vide de développement, avec une stagnation depuis 2008, une croissance potentielle plafonnée à 1 % et une économie qui ne pèse plus qu’un douzième de celle de la Chine. Vide de valeur ajoutée d’une mono-industrie des hydrocarbures qui, avec une production de 527,5 millions de tonnes de pétrole brut et 640 milliards de m3 de gaz en 2016, représente le tiers du PIB et la moitié des recettes publiques. Vide de talents, de cerveaux et de capitaux qui fuient massivement. Vide de liberté avec une autocratie cernée par son peuple, qui ne survit que par un gigantesque effort de propagande mobilisant plus de 18 milliards de dollars par an.
Force est pourtant de constater que la Russie est la puissance qui a le plus pesé dans le système mondial en 2016. Sur le plan économique, l’accord intervenu avec l’Opep pour réduire la production de pétrole a provoqué un redressement durable du prix du baril au-delà de 50 dollars. Sur le plan diplomatique, Moscou, par son intervention directe et décisive au sol comme dans les airs, s’est imposé comme l’acteur clé de la guerre de Syrie, dont il contrôle l’évolution à travers l’axe constitué avec l’Iran des mollahs et la Turquie d’Erdogan. Sur le plan stratégique, l’annexion de la Crimée est devenue irréversible et la pression sur l’Ukraine comme sur les États baltes ne cesse de se renforcer.
Sur le plan militaire, Poutine a engagé un réarmement nucléaire massif sur fond de suspension de l’accord sur le recyclage des excédents de plutonium militaire, déployé des missiles Iskander dans l’enclave de Kaliningrad et durci sa stratégie de déni d’accès en renforçant lourdement ses défenses anti-aériennes. Sur le plan politique, la cyberattaque des serveurs du Parti démocrate puis la divulgation de leurs données par WikiLeaks ont contribué à l’élection de Donald Trump, tandis que des présidents prorusses ont été élus en Bulgarie et en Moldavie : Moscou n’occupe plus militairement mais dirige par clients interposés.
La percée stratégique de Poutine s’explique par la pusillanimité de Barack Obama qui restera comme le Jimmy Carter du XXIe siècle, enfermé dans le déni du djihadisme, par refus de reconnaître son enracinement dans l’islam, comme de la menace de la Russie, indûment ravalée au statut de puissance régionale. Mais elle est aussi le fruit d’une stratégie remarquablement efficace. Au verbe impuissant d’Obama, Poutine a répondu par l’action et la surprise, jouant systématiquement sur l’asymétrie pour transformer ses faiblesses en atouts.
Les résultats obtenus sont spectaculaires. L’élection de Trump enterre définitivement le leadership de la République impériale. L’Occident est affaibli et divisé par le repli des États-Unis et la perte de crédibilité des alliances, à commencer par l’Otan. Le Brexit mine la construction européenne. La Turquie de Recep Erdogan, que le référendum constitutionnel d’avril 2017 convertira définitivement en démocrature islamique, renverse ses alliances et envisage de fermer l’accès de ses bases – notamment Incirlik -, aux États-Unis. Même le Japon de Shinzo Abe se rapproche de la Russie pour tenter de résister à la pression chinoise.
Il est grand temps pour les démocraties de prendre la Russie de Poutine et sa volonté de constituer un axe des démocratures au sérieux. Il est grand temps pour l’Europe de prendre en main sa sécurité qui ne manquera pas d’être testée par Moscou. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Elie Halévy mettait en garde les nations libres en rappelant que : « Sans la menace de la force armée, la diplomatie n’est que jappements de roquet. »
La décomposition de ce qui reste d’ordre mondial, accélérée par Trump, réhabilite la loi du plus fort. Dans cet environnement, le soft power, dans lequel s’est spécialisé l’Europe, n’est d’aucune utilité s’il n’est pas réassuré par la capacité de résister à la violence et de recourir efficacement à la force.
(Chronique parue dans Le Figaro du 09 janvier 2017)