Le libéralisme est incontournable, car le vecteur de la démocratie, du développement économique et du lien social.
Chaque époque obéit à un principe. Succédant aux illusions sur la fin de l’histoire et le triomphe de la démocratie de marché, le début du XXIe siècle est placé sous le signe de la tension entre la dynamique universelle de la mondialisation et de la révolution technologique, d’une part, l’exacerbation des violences identitaires, notamment liée à la résurgence du fanatisme religieux, d’autre part. Le libéralisme se trouve ainsi dans une position paradoxale de moteur des transformations de la démocratie et du capitalisme, mais aussi de bouc émissaire auquel sont imputées les injustices du monde. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la démocratie a marqué des progrès incontestables en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie. L’économie mondiale se trouve engagée dans un cycle de croissance intensive (5,5 % par an), qui bénéficie en priorité aux pays émergents et favorise la sortie de la pauvreté de centaines de millions de personnes dans l’ex-empire soviétique comme en Chine, en Inde et au Brésil. Pourtant, au terme d’une étrange confusion, le libéralisme est mis en accusation sur le chef des progrès qu’il autorise : la pacification des relations entre les nations, les libertés publiques, la garantie de la sécurité individuelle et des droits de l’homme, l’expansion économique et les gains de pouvoir d’achat, la mise en place de systèmes de protection sociale.
L’antilibéralisme nouvelle vague
Ainsi, en guise d’avènement de la démocratie de marché, se met en place un axe antilibéral dans lequel communient des forces très hétérogènes. Au plan mondial, les mouvements fondamentalistes prenant pour cible l’Occident, les pays en rupture de ban avec les États-Unis – tels Cuba, le Venezuela, la Bolivie ou l’Équateur -, mais aussi les courants protectionnistes hostiles à la mondialisation, très puissants dans les pays développés – États-Unis et Europe en tête. Au plan européen, les partis populistes qui prospèrent à l’ouest du continent sur le terrain de la déstabilisation sociale provoquée par la mondialisation et des passions xénophobes, à l’est du continent sur le terreau de la nostalgie du communisme, des sentiments nationalistes, du désenchantement provoqué par les politiques de transition et par l’Union. Au plan français, l’antilibéralisme est devenu l’ultime refuge et le marqueur idéologique d’une gauche qui ne parvient pas à se libérer de l’ombre portée du marxisme, et d’une droite rivés à un gaullisme dénaturé en dogme et en rituel vide de sens. Le libéralisme n’est pas un économisme
Force est de constater que les attaques contre le libéralisme découlent des incertitudes qui entourent sa définition et qui conduisent à l’assimiler au marché et au capitalisme, à un présumé modèle anglo-saxon ou aux partis conservateurs. Et ce, au prix d’une triple erreur. Loin d’être un économisme, le libéralisme est d’abord une doctrine politique, née avec Montesquieu, Locke et les Lumières, qui revendique l’autonomie et le primat du politique ; ce sont à l’inverse le marxisme et le matérialisme dialectique qui réduisent la politique à une simple superstructure de l’économie, l’histoire à une succession mécanique de régimes de production. Nul mieux que les libéraux ne mesure le caractère asymétrique des relations entre la démocratie et le capitalisme, qui fait que la première ne peut exister sans une économie de marché – comme l’a prouvé l’histoire du XXe siècle -, alors que le second peut se développer en dehors d’un système de libertés publiques – ainsi que l’ont démontré naguère les régimes autoritaires de l’Espagne franquiste ou du Chili, aujourd’hui le total-capitalisme chinois.
Loin d’être anglo-saxon, le libéralisme est une invention européenne, qui apparaît au XVIIIe siècle au croisement de la montée des États, des prémices de la révolution industrielle, de la cristallisation d’un ordre continental au sortir des guerres de religion, de l’affirmation de la raison critique face au double domaine réservé de la religion et de la monarchie de droit divin. Il appartient pleinement à l’histoire politique et intellectuelle de la France. Une dimension révolutionnaire
Ainsi la Révolution française, dans sa première phase, fut résolument libérale, proclamant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la volonté d’ériger la liberté en principe universel. Si les expériences gouvernementales d’inspiration purement libérale restent rares (Guizot sous la monarchie de Juillet et Émile Ollivier sous le Second Empire, Paul Reynaud avant-guerre ou Raymond Barre, par exemple), les libéraux ont joué un rôle déterminant dans les phases de modernisation rapide du pays, à l’image d’un Jacques Rueff inspirant les réformes de structure effectuées par le général de Gaulle dans les premières années de la Ve République.
Enfin, la pensée libérale française est particulièrement riche, tant sur le plan philosophique, avec les Montesquieu, Condorcet, Constant, Tocqueville, Halévy, Aron, Revel, que sur le plan économique avec les Say, Turgot, Bastiat et autres Rueff. Loin d’être conservateur, le libéralisme s’oppose à la rente et à la protection, aux situations acquises et aux corporations, pour mettre en concurrence des individus égaux en droits. En cela il comporte une dimension révolutionnaire, qui lui permet de se réclamer ou d’être revendiqué par la gauche – le socialisme étant écartelé depuis sa fondation entre sa force d’émancipation libérale et sa volonté d’organisation potentiellement totalitaire, théorisée par le marxisme et matérialisée par le soviétisme -, aussi bien que par la droite. Trois traditions libérales
Les trois traditions du libéralisme
Le libéralisme est donc tout sauf un bloc. À l’opposé d’une idéologie s’érigeant en vérité révélée ou d’une organisation fermée, il est pluraliste et s’incarne dans des personnalités plutôt que dans une école. Trois grandes traditions libérales peuvent être distinguées. La première, politique, court de Montesquieu et Locke jusqu’à l’Américain Rawls ou Aron, qui, dans Les Étapes de la pensée sociologique, déclarait s’inscrire dans la filiation de ces « sociologues peu dogmatiques, intéressés avant tout par la politique, qui, sans méconnaître l’infrastructure sociale, dégagent l’autonomie de l’ordre politique et pensent en libéraux ». La deuxième, utilitariste, naît avec Bentham et Stuart Mill et court jusqu’à Hayek : elle entend expliquer les phénomènes politiques, économiques et sociaux, à partir de la poursuite et de la confrontation des seuls intérêts individuels. La troisième, libertarienne, illustrée par exemple par l’Américain Robert Nozick ou, en France, par Pascal Salin, pose le principe du caractère inviolable et exclusif des droits de l’individu et font reposer la liberté sur la propriété, qui débute avec celle du corps et de l’esprit. D’où une critique radicale de l’État qui viole les droits fondamentaux des citoyens dès lors qu’il ne requiert pas leur adhésion préalable : le libéral libertarien se définit ainsi, à l’image de l’ancien président de la Société du Mont-Pèlerin, Pascal Salin, comme « un anarchiste qui défend la propriété ». « Le libéralisme tire sa force de ses faiblesses » Sous son pluralisme, le libéralisme possède un socle de principes communs. Il se veut d’abord une philosophie politique et morale fondée sur le respect des droits et l’autonomie des individus d’une part, le refus de tout déterminisme ou sens de l’histoire d’autre part. Il est indissociable de la démocratie dans sa triple composante de pluralisme des opinions et des partis, de modération des institutions et de vigueur de l’État de droit. Il trouve enfin dans le développement du marché et de la libre concurrence le moteur du progrès économique et social. En un mot, il vise à mettre les hommes en situation de devenir des citoyens capables et dignes d’assumer la responsabilité de la liberté et, le cas échéant, de la défendre. Le libéralisme tire sa force de ses faiblesses. Sa nature pluraliste le conduit non seulement à tolérer mais à faire toute sa place à l’antilibéralisme, y compris quand il ne se limite pas à la critique de la liberté mais quand il mobilise contre elle les passions extrémistes, la violence et la haine. Une cible facile pour les extrémistes
Le remède du XXIe siècle
Dès lors qu’il refuse le secours d’un principe transcendant ou providentiel, de la religion ou de la tradition, dès lors qu’il ancre la liberté dans la seule raison critique des hommes et l’engagement des citoyens, dès lors qu’il accepte d’être inscrit dans le mouvement de l’histoire au cœur de sociétés en perpétuelle mutation, il constitue une cible facile et prioritaire pour les idéologues, les démagogues, les extrémistes de tout poil et de tout bord. En même temps, le pari ultime sur le lien viscéral qui unit l’homme à la liberté qui fonde sa nature s’est jusqu’à présent révélé gagnant et les démocraties ont montré une étonnante capacité de résistance qui leur a permis de sortir victorieuses des idéologies et des grandes guerres du XXe siècle. Aussi bien la liberté n’est elle jamais acquise ou donnée mais toujours conquise et à construire. L’ère de transition qui s’est ouverte depuis la chute du mur de Berlin en 1989 multiplie les défis pour la liberté et les libéraux. Pour sortir de la crise
Comment désarmer la dynamique du choc des civilisations et l’attaque frontale lancée contre la démocratie par le fanatisme religieux ? Quelles institutions donner à la société ouverte et à l’économie mondialisée ? Quelle citoyenneté imaginer dans le monde et en Europe au-delà de l’État-nation qui fut jusqu’à présent le cadre privilégie de construction de la liberté politique, de fonctionnement du marché et d’exercice de la solidarité ? Au plan français, quelle stratégie pour enrayer le déclin du pays et lui permettre de renouer avec la modernité ? Pour répondre à ces défis, les libéraux ne proposent ni explication unilatérale, ni recette miraculeuse, mais opposent le travail de la raison au déchaînement des passions extrémistes et du fanatisme, l’éloge de la modération à la tentation de la démesure et à la fascination pour la violence, la pédagogie patiente de la liberté au renoncement et au fatalisme. Au XXIe siècle, c’est par le libéralisme, c’est-à-dire en retrouvant foi dans la liberté, que les citoyens des démocraties pourront surmonter la déstabilisation des nations provoquée par la montée des menaces géopolitique comme par la nouvelle donne née de la mondialisation, et que les Français pourront imaginer une issue à la nouvelle crise nationale majeure que traverse leur pays.
(Chronique parue dans Le Point du 24 novembre 2016)