Les démocraties entrent dans une nouvelle ère dominée par les hommes réputés forts, par la démagogie, par la recrudescence de l’instabilité et des risques.
Huit ans après la faillite de Lehman Brothers, l’élection de Donald Trump, venant après le Brexit, marque le krach de la démocratie. Elle découle de la déchirure du corps politique et social des nations libres qui a été niée. Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, les stratégies d’endiguement de la déflation et de relance ont été efficaces, permettant le retour du plein-emploi. Mais si les banques et les entreprises ont été sauvées, les hommes ont été perdus, livrés à la colère et au désespoir.
L’élection de Donald Trump comme 45e président des États-Unis doit tout à la révolte des électeurs contre le système politique, l’establishment et les médias. Elle a donné raison à sa stratégie de la transgression, adossée à la mobilisation intensive des réseaux sociaux. À l’inverse, Hillary Clinton s’est laissée enfermer dans son statut de représentante des élites tout en devenant le symbole de la collusion entre la politique et les affaires ainsi que des rapports faussés avec la vérité.
Jamais, depuis les années 1930, les États-Unis n’ont affronté des défis aussi redoutables : épuisement de la croissance, révolution numérique, division de la nation, montée de la violence et des menaces géopolitiques émanant des démocratures chinoise, russe et turque comme de la mondialisation du djihad. Jamais, depuis les années 1920, un président républicain n’a disposé d’autant de pouvoir que Donald Trump, avec la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, la nomination de quatre juges à la Cour suprême. Jamais, le programme et les équipes du nouveau président n’ont été plus flous et incertains.
Au principe des victoires de Trump et du Brexit, on trouve une guerre de classes qui mêle la déstabilisation de la classe moyenne du fait de la concurrence des pays du Sud et de la révolution numérique, la croissance des inégalités entre les revenus et les générations, la peur d’une perte identitaire sous la pression migratoire, la révolte contre les élites et les institutions démocratiques. Le déni de réalité des dirigeants a encouragé le basculement des citoyens dans le mensonge et la démagogie.
Vingt-sept ans après la chute du mur de Berlin qui symbolisa le démantèlement des blocs et des frontières économiques, la démondialisation est en marche, avec pour emblème le mur entre les États-Unis et le Mexique. Le libre-échange ne résistera pas à l’imposition de droits de douane de 35 % avec le Mexique, 45 % avec la Chine et 10 % avec le reste du monde, accompagnée de la dénonciation du pacte transpacifique et de l’arrêt du grand marché transatlantique. Simultanément, la dénonciation de l’accord de Paris sur le climat compromettra durablement toute négociation multilatérale. Dès lors, comme dans les années 1930 après le vote du tarif douanier Smoot Hawley, s’enchaîneront les représailles commerciales et monétaires qui fragmenteront le système économique. Sur le plan géopolitique, le monde sera rendu beaucoup plus instable et volatile par l’exacerbation des guerres commerciales et monétaire, d’une part, la fragilisation de la garantie de sécurité des États-Unis à l’Europe via l’Otan, au Japon ou à la Corée du Sud.
Les démocraties entrent donc dans une nouvelle ère dominée par les hommes réputés forts, par la démagogie, par la recrudescence de l’instabilité et des risques. Le poids de la fonction présidentielle et la mécanique de la séparation des pouvoirs propre à la Constitution des États-Unis permettront peut-être de modérer l’embardée populiste de Donald Trump. Mais l’Europe dispose aussi d’une responsabilité décisive. Elle constitue en effet la prochaine cible, avec un cycle électoral qui enchaînera le second tour de l’élection présidentielle autrichienne et le référendum italien en décembre, les législatives néerlandaises en mars 2017, la présidentielle et les législatives françaises en mai et juin puis les législatives allemandes en octobre. Elle peut donc donner un coup d’arrêt au populisme ou lui abandonner le gouvernement du monde libre, actant la reddition des démocraties face aux démocratures et le déclin de la civilisation occidentale.
Charles Péguy affirmait que « la guerre contre la démagogie est la plus dure de toutes les guerres ». Alors que le Royaume-Uni et les États-Unis ont perdu les premières batailles, les démocraties n’ont pas nécessairement perdu la guerre. Il ne sert à rien de dénoncer le populisme, il faut le combattre par le courage et par l’action. En opposant aux passions collectives l’héroïsme de la raison auquel appelait Edmund Husserl à Vienne en 1935 face à la montée du totalitarisme. En rompant avec le déni pour répondre au désarroi des peuples. En renouant avec un leadership fort et responsable. En imaginant une croissance inclusive. En investissant dans l’éducation. En replaçant la sécurité au cœur des missions de l’État. En reconstruisant l’unité de valeurs et de destin des démocraties face aux risques du XXIe siècle. Dans cette guerre, c’est désormais l’Europe qui est en première ligne. Sans pouvoir compter sur l’aide des États-Unis.
(Chronique parue dans Le Point du 14 novembre 2016)