Violente, sordide, la campagne a pulvérisé ce qu’il restait de crédibilité aux États-Unis.
Même si Hillary Clinton dispose désormais des meilleures chances d’accéder, le 8 novembre, à la Maison-Blanche, la campagne pour l’élection présidentielle laissera de lourdes séquelles pour les États-Unis comme pour l’idée même de démocratie. Jamais une campagne ne fut si violente, vulgaire et sordide. Jamais elle ne fut autant dominée par ce que l’identité politique peut avoir de pire. Jamais elle ne fut aussi déconnectée des problèmes du pays. C’est l’esprit de la nation américaine qui se trouve perverti par une embardée populiste qui donne la priorité au protectionnisme sur la prospérité, à la sécurité sur la liberté, à la souveraineté sur la stabilité du monde. La campagne a érodé la crédibilité des États-Unis dans cinq domaines décisifs.
La capacité des États-Unis à piloter le capitalisme mondialisé est remise en question. Au lieu d’aborder le déficit de productivité, l’obsolescence des infrastructures, l’impact de la révolution numérique, la croissance des inégalités, le débat s’est limité aux techniques d’évasion fiscale utilisées par Donald Trump et aux attaques contre la Fed de Janet Yellen, alors même que la reprise aux États-Unis depuis 2009 doit d’abord être portée au crédit de la Banque centrale américaine. Au total, la mise en cause du leadership économique des États-Unis par la Chine, du fait d’une meilleure gestion des enjeux de long terme, est légitimée par l’indigence du programme des candidats, qui augure mal de leur efficacité pour remédier aux déséquilibres de l’économie américaine. Par-là même se trouve actée la fin du monopole des démocraties sur la régulation du capitalisme.
Le libre-échange est l’une des victimes majeures de la campagne, qui a fait basculer les États-Unis vers le protectionnisme. Hillary Clinton s’est ralliée à la dénonciation du pacte transpacifique et au refus du grand marché transatlantique. Donald Trump prétend imposer des droits de douane compris entre 20 et 45 % au Mexique, au Japon et à la Chine. Cela provoquerait la désintégration des échanges et des paiements mondiaux, ruinant les efforts accomplis depuis 2008 pour éviter une dépression comparable à celle des années 1930.
Pis, les institutions politiques et l’État de droit sont laminés. Trump a détruit le Parti républicain, qui avait a priori élection gagnée au terme des deux mandats d’Obama. La rhétorique de l’homme fort, le culte des armes à feu, l’exacerbation des passions collectives, le mépris affiché pour le droit et les faits sont des poisons dévastateurs pour la démocratie. Et ce alors que la présidence Obama se conclut par un spectaculaire regain des tensions sociales et raciales.
Il n’est pas jusqu’au rêve américain qui n’ait été fracassé par l’embardée populiste. La nation d’immigrants unie autour de la liberté se voit enjoindre d’organiser le départ de 11 millions de personnes et de se fermer aux musulmans. Avec pour projet politique de se transformer en forteresse, cherchant une sécurité illusoire derrière les murs et les océans censés la protéger de la société ouverte du XXIe siècle.
Enfin, le leadership stratégique des Etats-Unis, indissociable de la garantie de sécurité organisée par les alliances, reçoit le coup de grâce. La politique étrangère néo-isolationniste d’Obama se conclut sur une succession d’échecs. Le pivot vers l’Asie voit Pékin asseoir sa domination sur la mer de Chine sur fond de renversement d’alliance des Philippines, soutien le plus ancien des États-Unis dans la région. La Russie a réduit à néant le système de sécurité européen de l’après-guerre froide avec l’annexion de la Crimée et l’intervention en Ukraine, avant d’imposer son leadership dans la gestion de la guerre en Syrie. L’État islamique, qui s’est engouffré dans l’espace laissé vacant par le retrait précipité des États-Unis d’Irak, poursuit la mondialisation du djihad. La puissance des États-Unis et la fiabilité de leurs engagements étaient mises en doute ; elles sont désormais exsangues. Le pseudo-primat de l’intérêt national s’est dégradé en déstabilisation de ce qui peut rester d’ordre mondial.
Ce ne sont pas seulement les États-Unis, mais également les principes démocratiques, qui ont été éreintés par cette campagne nihiliste. La séparation et la limitation des pouvoirs, la modération de leur exercice, le respect de la raison, le primat de la liberté : rien n’a été épargné, tout a été avili. Les seuls vrais vainqueurs sont les démocratures –Chine, Russie et Turquie en tête –, les djihadistes et les populistes européens, qui, avec le Brexit, ont remporté un premier succès majeur.
Ni les États-Unis ni la démocratie ne peuvent s’offrir le luxe de voir l’Amérique basculer dans le populisme, le protectionnisme et la déraison, au prix d’une dépression mondiale ainsi que d’une montée en flèche des risques stratégiques. Il faut se mobiliser pour la victoire de Hillary Clinton. Pour autant, cela reste loin d’être suffisant. Le système politique américain doit être reconstruit, ce qui passe par la refondation des deux grands partis et par le changement des règles applicables aux campagnes, à commencer par leur financement. L’Europe doit également tenir compte du tournant isolationniste des États-Unis, qui traduit une mutation profonde des mentalités.
Le seul mérite de cette calamiteuse élection est de nous rappeler que la démocratie est beaucoup plus fragile que ce que nous croyons et que la démagogie représente pour elle une menace mortelle, y compris aux États-Unis. Le pays doit réinventer sa démocratie comme il a commencé à réorienter son modèle économique. La meilleure manière pour l’Europe de faire face à la crise démocratique majeure des États-Unis et de les aider consiste à se redresser économiquement, à réinvestir massivement dans sa sécurité et à résister à l’embardée populiste.
(Chronique parue dans Le Point du 20 octobre 2016)