La ligne politique du nouveau premier ministre s’inscrit en rupture avec le consensus britannique des 35 dernières années.
Depuis la révolution industrielle, le Royaume-Uni a été le laboratoire des changements du capitalisme ainsi que des paradigmes des politiques économiques et sociales. Durant la Seconde Guerre mondiale, il engendra la régulation keynésienne et l’État-providence avec le rapport Beveridge de 1942. Puis l’élection de Margaret Thatcher, en 1979, inaugura le retour à un capitalisme libéral fondé sur la flexibilité du travail, l’extension du marché, le libre-échange, la priorité à l’équilibre des comptes publics, le choix d’un État garant plutôt que gérant, le primat de la liberté et de la responsabilité individuelles.
Ces principes ont présidé au redressement du Royaume-Uni, y compris sous Blair et Brown. Ils ont structuré la mondialisation et inspiré la construction du grand marché autour des quatre libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des hommes et l’élargissement de l’Union européenne.
Or, Theresa May s’est engagée depuis le 13 juillet dans une contre-révolution antilibérale. Elle pourrait marquer un nouveau tournant pour les pays développés, placé sous le signe de la démondialisation. La ligne politique de May, arrivée de manière inattendue au 10 Downing Street, n’a ni la cohérence idéologique ni la fermeté dans l’expression qui demeurent la marque de fabrique de la Dame de fer, figure dominante de la décennie 1980. Elle s’inscrit néanmoins en rupture avec le consensus britannique des 35 dernières années.
May accorde une priorité absolue au contrôle et à la réduction de l’immigration au Royaume-Uni qui a concerné 330 000 personnes en 2015 et à laquelle elle impute la stagnation des salaires – quand bien même le taux de chômage ne dépasse pas 4,9 % – et l’insécurité. Elle a annoncé la réduction drastique du nombre d’étudiants étrangers et envisage d’imposer aux entreprises l’obligation de déclarer leurs salariés non britanniques. Elle se dit prête à renoncer à l’accès au grand marché et à accepter les règles de l’OMC qui impliquent d’appliquer des tarifs douaniers à 90 % des échanges de biens avec l’Union, afin de garantir la réduction d’une immigration dont une large proportion (45 %) n’est pas d’origine européenne.
Une transformation de la régulation du capitalisme est amorcée à travers le déplacement de la gouvernance des entreprises en faveur du travail via la représentation des salariés dans les conseils d’administration, le vote obligatoire des assemblées générales sur la rémunération des dirigeants ainsi que la publication des écarts de salaires dans les entreprises.
La préférence pour la City n’est plus d’actualité. La perte du passeport européen, qui représente un manque à gagner potentiel pour le secteur financier de 43 milliards de livres par an, est admise comme contrepartie du Brexit. La chute de la livre sterling, au plus bas depuis le XIXe siècle, est privilégiée pour restaurer la compétitivité de l’appareil de production, sans garantir la réduction du déficit des paiements courants.
L’austérité est abandonnée au profit d’un triptyque : déficit budgétaire, inflation et dévaluation. L’objectif d’un retour à l’équilibre des comptes publics pour 2020 est remplacé par la relance des dépenses publiques, au profit de l’investissement dans les infrastructures, pour soutenir croissance et emploi.
L’intervention de l’État fait un retour en force avec l’instauration d’un contrôle sur les investissements étrangers élargi à toutes les infrastructures, aux technologies de pointe et à l’économie numérique.
Enfin May assume un populisme doux, fondé sur la défense du monde du travail contre « les élites cosmopolites » et « les citoyens du monde qui sont en réalité les citoyens de nulle part ». Cette rhétorique de lutte des classes s’oppose frontalement à l’individualisme libéral réhabilité depuis la fin des années 1970.
Le tournant qu’engage May se veut la réponse au vote des Britanniques en faveur du Brexit et une tentative pour saturer l’espace politique en profitant de la crise dans laquelle Jeremy Corbyn a plongé le Parti travailliste. Il est cependant à très haut risque. Le Royaume-Uni ne quitte pas seulement l’Union européenne mais rompt avec la mondialisation. Pour l’heure, le référendum ne débouche pas sur un Royaume-Uni global mais sur une Grande-Bretagne réservée aux Anglais. Pour l’Europe, cela sonne le glas des stratégies d’équilibre des comptes publics et d’un ordre public économique qui devait beaucoup au libéralisme britannique en même temps qu’est apporté un renfort funeste aux populismes. Ce n’est pas une chance mais un handicap supplémentaire pour la France, dont le redressement exige plus que jamais une thérapie de choc libérale.
(Chronique parue dans Le Point du 17 octobre 2016)