L’affrontement demeure la meilleure option pour les belligérants, qui ne peuvent ni vaincre ni être vaincus.
La Syrie donne pleinement raison à Blaise Pascal, pour qui « le pire des maux est la guerre civile ». Depuis cinq ans, le conflit n’a cessé d’empirer, comptant plus de 500 000 morts et 11 millions de réfugiés sur une population de 22 millions. Il acte une nouvelle transformation de la guerre, qui s’affranchit de toute limite, que ce soit dans sa durée ou dans ses moyens.
Le siège d’Alep – ou plutôt sa destruction méthodique – marque une nouvelle ascension de la violence. L’ancienne capitale économique de la Syrie représente un enjeu stratégique majeur pour le régime de Damas, car sa reconquête lui permettrait de contrôler tout le pays utile du nord au sud, le long de l’autoroute M5 ; elle comporte également une dimension symbolique, tant la ville se confond avec la rébellion. Bachar el-Assad et Vladimir Poutine ont ainsi décidé de mettre à profit la fin de la pusillanime présidence Obama pour faire tomber Alep coûte que coûte.
L’objectif est moins militaire que civil. Il ne consiste pas à reprendre la ville au prix d’un combat rue par rue coûteux en hommes, mais à la raser et à la vider de sa population. Les bombardements aériens massifs, qui ciblent en priorité les réseaux d’eau et d’électricité, les hôpitaux, les secouristes et l’aide humanitaire, visent à rendre la vie impossible et la mort inéluctable pour les 250 000 habitants de la zone rebelle. L’État islamique bénéficie doublement de cette stratégie. Sur le plan militaire, il se voit accorder un nouveau sursis alors que son recul aurait déjà dû conduire à la chute de Raqqa et Mossoul, décisive pour la ruine du pseudo-califat. Sur le plan idéologique, il se voit relégitimé par les massacres perpétrés à Alep en toute impunité.
Loin de mettre un terme à la guerre de Syrie, la reconquête d’Alep par Damas entraîne une nouvelle escalade. La Syrie est plus que jamais le théâtre d’une guerre sans fin. D’abord parce qu’elle est une guerre hybride, à la fois civile, religieuse, interétatique et internationale : elle met aux prises des factions soutenues par des puissances régionales – Arabie saoudite et Qatar, Iran, Turquie –, sur fond de nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Russie. Ensuite, parce que la guerre demeure la meilleure option pour tous les belligérants.
Les camps en présence ne peuvent en effet ni vaincre ni être vaincus : ils sont trop faibles pour gagner ; ils restent trop forts pour perdre. D’autant que la défaite implique le génocide et qu’ils peuvent faire appel à leurs soutiens extérieurs en cas de revers : Bachar fut ainsi sauvé par l’Iran en 2013 et par la Russie en 2015. L’objectif est donc moins de gagner que de ne pas perdre. Il en va de même pour les États qui les financent, les arment, les soutiennent, tout en cherchant à limiter leurs coûts et leurs risques, notamment en ce qui concerne le déploiement de troupes au sol.
La Syrie est ainsi devenue le théâtre central de la lutte à mort entre sunnites et chiites. Pour Vladimir Poutine, elle sert de champ de manœuvre pour faire la démonstration des capacités de son armée et imposer le statut de grande puissance de la Russie. À l’inverse, elle se résume à un piteux aveu d’échec pour les États-Unis. Au total, seules ont un intérêt direct à la paix la population civile, devenue la première cible des combattants, et l’Europe, qui, confrontée au terrorisme et à l’afflux des réfugiés, fait étalage de son impuissance diplomatique et militaire.
Avec l’Afghanistan, qui n’a jamais connu la paix depuis l’intervention soviétique de 1979, aux côtés de l’Irak et du Sahel, la Syrie est exemplaire des conflits sans fin propres au XXIe siècle. La guerre est plus que jamais un caméléon, comme la définissait Clausewitz, qui s’affranchit des limites qui lui avaient été fixées du temps de la guerre froide par les superpuissances et par l’équilibre de la terreur nucléaire. Par leur complexité et leur caractère hybride, les conflits ne peuvent plus trouver de solution. Le but de la guerre n’est plus la paix, mais la guerre elle-même. D’où une extension sans limite de la violence.
Son caractère extrême, mis en scène sur les réseaux sociaux, devient une arme à part entière. Elle est affichée et revendiquée par les groupes terroristes mais aussi par les démocratures, qui l’utilisent pour magnifier la force des autocrates qui les dirigent et souligner l’inefficacité des démocraties. La population civile change de statut. Elle n’est plus un enjeu dont on recherche le soutien ou l’adhésion, mais une menace à éradiquer. Le génocide n’est plus une aberration politique ni une monstruosité morale, mais une arme au service de la propagande.
Voilà pourquoi, en Syrie, la poursuite de la guerre et la contagion de la violence demeurent l’hypothèse centrale. La paix imposée par les puissances extérieures est improbable. L’épuisement progressif des factions, la réduction du niveau de la violence au travers de la partition de facto du pays sont contrecarrés par les soutiens extérieurs et par la prime à l’horreur. La victoire définitive d’un des camps en présence reste à la fois peu vraisemblable et peu souhaitable, car elle implique la liquidation des vaincus et un déplacement du conflit vers l’extérieur, y compris au sein des sociétés développées. La disparition des freins à la violence constitue un défi majeur pour les démocraties, qui ont accumulé les échecs stratégiques depuis 2000, qu’il s’agisse des États-Unis en Afghanistan et en Irak, d’Israël au Liban et à Gaza ou de la France en Libye. Les nations libres ne parviennent plus à gagner ni la guerre ni la paix, tout en rencontrant une fatigue croissante des opinions face au recours à la force armée compte tenu de ses résultats plus que médiocres. Les conflits hybrides servent à l’inverse les démocratures, dont le principe repose sur la violence et qui disposent d’une capacité supérieure pour endurer et conduire des stratégies de long terme.
Les démocraties doivent réagir, car la sécurité reste la condition première de la liberté. Elles doivent certes réarmer. Mais la priorité doit moins aller à la génération de forces et de technologies qu’à la coordination des moyens de la puissance et à l’union. La dissémination et l’emballement de la violence ne peuvent être contenus seulement par des moyens militaires. Les stratégies de sécurité ne peuvent être seulement nationales, mais impliquent une dimension globale. Dans l’esprit du plan Marshall, il faut remettre en cohérence l’action civile et l’action militaire. À l’image des accords d’Helsinki, il convient de réarticuler la résistance aux menaces stratégiques et l’offensive pour gagner le cœur des citoyens et transformer les sociétés. Face à l’islamisme comme au soviétisme, il ne suffit pas de contraindre par la force, il faut aussi savoir convaincre par les idées.
(Chronique parue dans Le Point du 13 octobre 2016)