La simple dénonciation des transgressions du populisme ne fait que le nourrir. Il est temps de s’attaquer aux causes du désarroi des citoyens.
Le spectre des années 1930 revient hanter les démocraties. Les classes moyennes, socle des nations libres, sont déstabilisées par la déflation, la mondialisation et la révolution numérique. Loin de dominer le XXIe siècle, les démocraties peinent à répondre aux menaces stratégiques intérieures et extérieures portées par le terrorisme islamique et le réveil des empires. Le plus grand danger reste interne. Il découle de la montée des populismes qui, érigeant la transgression en stratégie politique, récusent l’État de droit et réhabilitent le nationalisme, le protectionnisme et la xénophobie.
Tout comme les grandes crises économiques naissent au cœur du capitalisme, le grand ébranlement des démocraties prend sa source dans les deux nations qui incarnent la liberté politique : le Royaume-Uni par son histoire et sa stabilité, les États-Unis par leur puissance.
Le référendum sur le Brexit marque une rupture majeure dans l’histoire britannique non seulement par son résultat mais aussi par la violence qui a dominé la campagne, culminant avec l’assassinat de Jo Cox, et par la multiplication des contrevérités sur l’Europe – son prétendu coût de 350 millions de livres par semaine ; possibilité d’accéder au marché unique sans respecter les libertés fondamentales qui le fondent, telle la libre circulation des personnes. D’où la situation paradoxale qui a vu les promoteurs du Brexit disparaître avec leur victoire, laissant à Theresa May la charge de définir la stratégie, la méthode et le calendrier d’un retrait qu’elle a combattu.
Aux États-Unis, Donald Trump n’a pas encore remporté l’élection présidentielle mais il a déjà gagné son pari : la transformer en un référendum autour de sa personne. Exacerbant délibérément les divisions d’une nation en plein doute et sous haute tension raciale, il a construit sa candidature sur le mépris du droit et la rupture assumée avec le réel, du financement du mur à la frontière par le Mexique à la reconduction de 11 millions de migrants en passant par la contestation de la nationalité américaine de Barack Obama ou sa pseudo-participation à la fondation de l’État islamique.
Les causes de l’embardée populiste sont connues. La rapidité et la brutalité des transformations du capitalisme, qui provoquent une divergence entre le ralentissement de la croissance et la hausse des inégalités. L’angoisse devant la mondialisation et la révolution technologique qui remettent en question le salariat et l’État providence. La déconnexion entre les élites et les peuples, redoublée par les écarts qui se creusent entre les générations au détriment des jeunes. Le sentiment de dépossession et les troubles identitaires liés à l’ouverture des frontières, à l’essor des migrations et au retour des guerres de religion. Il en résulte une polarisation de la société et une radicalisation des opinions politiques, confortées par l’omniprésence des réseaux sociaux.
La légitimation de la transgression et la rupture assumée avec la vérité sont des armes redoutables contre la démocratie, car il existe un lien intime entre la liberté et la raison. Le prix à payer par les peuples pour le populiste sera gigantesque. Le Royaume-Uni a commencé à l’éprouver avec le Brexit, qui sape dans le même temps ce qui reste d’Union européenne. L’élection de Donald Trump provoquerait une dépression mondiale avec la généralisation du protectionnisme. Les seuls vrais gagnants de l’affaiblissement et de la désunion des nations libres seront donc les autocrates et les fanatiques.
Voilà pourquoi la contagion populiste est inquiétante à la veille d’un cycle électoral à haut risque en Europe, qui verra successivement le nouveau second tour présidentiel en Autriche, le référendum italien, le troisième scrutin espagnol, les législatives aux Pays-Bas, la présidentielle en France et les législatives en Allemagne. Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale qui marqua la défaite du nazisme et du fascisme, l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite dans un pays d’Europe occidentale constituerait la transgression par excellence.
Pour autant, la simple dénonciation des transgressions du populisme ne fait que le nourrir. Il est temps de s’attaquer aux causes du désarroi des citoyens en imaginant un développement économique, des relations sociales et un environnement de sécurité soutenables.
La démocratie n’est pas finie mais elle n’a pas davantage l’assurance de survivre aux chocs du XXIe siècle. Tout dépendra de sa capacité à se transformer pour leur faire face. Et donc, ultimement, de la volonté et de l’engagement des citoyens pour faire prévaloir la réforme sur la violence, la raison sur les passions identitaires, la vérité sur le mensonge. La liberté n’est pas donnée ; elle se mérite, elle se construit et elle se défend.
(Chronique parue dans Le Point du 03 octobre 2016)