Un spectre hante le monde : la « démocrature », mélange de populisme, de nationalisme et de fanatisme. Un défi majeur pour les démocraties.
Après la chute de l’Union soviétique, les démocraties ont cédé à l’illusion de la fin de l’Histoire. L’effondrement du communisme a été confondu avec la victoire universelle et définitive de la démocratie et du marché. L’idée s’est répandue qu’ils étaient acquis. Les leçons du XXe siècle ont été oubliées, qu’il s’agisse de la fausse paix de 1918, de l’impuissance face à la Grande Dépression et aux totalitarismes dans les années 30 ou, à l’inverse, des efforts déployés avec succès après 1945 pour mettre en place un ordre mondial et un capitalisme plus stables.
Durant la dernière décennie du XXe siècle, la priorité a été donnée à la distribution des pseudo-dividendes de la paix. Dès lors que la victoire des démocraties était supposée actée, rien n’a été fait pour élaborer un ordre de l’après-guerre froide. Il n’est pas jusqu’à la tragédie du 11 septembre 2001 qui n’ait renforcé cet aveuglement. Les États-Unis se sont engagés dans une embardée militaire qui s’est achevée par les défaites en chaîne d’Afghanistan et d’Irak, compromettant leur puissance, leur cohésion, leurs alliances et leurs valeurs. Simultanément s’est développée l’économie de bulles dont l’éclatement à partir de 2007 fut près de provoquer une déflation mondiale.
Sur les ruines des idéologies du XXe siècle ont ressuscité les deux passions politiques qu’Alexis de Tocqueville jugeait les plus puissantes : le nationalisme et le fanatisme religieux. Et la mondialisation du capitalisme, loin d’entraîner celle de la démocratie, a suscité l’émergence de nouveaux régimes politiques alternatifs et rivaux : les démocratures.
Le terme de démocrature a été imaginé par Pierre Hassner dès la chute du mur de Berlin pour qualifier la transition de certains pays sortant du communisme, qui avaient cessé d’être totalitaires sans être pour autant démocratiques. Il désigne aujourd’hui une réalité politique et stratégique très différente par sa nature et sa dimension.
Les démocratures ne sont plus des régimes en transition qui évoluent vers la démocratie et que leurs crises internes privent de toute influence réelle. Elles constituent un mode de gouvernement original qui se revendique comme plus stable, plus efficace et plus en prise avec le peuple que la démocratie. Elles entendent prendre le leadership du monde du XXIe siècle.
Les démocratures se caractérisent par le culte de l’homme fort, par un populisme virulent qui mêle exaltation nationaliste et religieuse, par le contrôle de l’économie et de la société. Elles s’adossent au suffrage universel, qu’elles manipulent par un vaste effort de propagande. Elles s’appuient non pas sur une terreur de masse, comme les totalitarismes du XXe siècle, mais sur la répression ciblée de toute forme d’opposition politique. Elles récusent les libertés individuelles et l’État de droit, dont le formalisme est opposé aux intérêts du peuple et de la nation. Elles révèrent la force et font de la guerre civile et extérieure l’essence même de la politique. Elles organisent et mettent en scène la violence comme principe de légitimité du pouvoir.
Les démocratures ne sont nullement isolées ou marginales. Elles regroupent la Chine de Xi Jinping, la Russie de Vladimir Poutine, la Turquie néo-ottomane de Recep Erdogan, l’Égypte du maréchal Al-Sissi, les Philippines de Rodrigo Duterte, le Venezuela chaviste, mais aussi la Hongrie de Viktor Orban ou la Pologne de Lech Kaczynski, qui théorisent la suprématie de la démocratie non libérale. Elles sont donc présentes sur tous les continents, y compris au sein de l’Union européenne. Elles comptent avec la Chine la première économie du monde. Elles rassemblent des puissances qui entendent remodeler à leur avantage le système mondial, de la volonté de Pékin d’asseoir une domination exclusive sur la mer de Chine à l’annexion de la Crimée par la Russie, en passant par l’ambition de Recep Erdogan de reconstituer l’Empire ottoman ou encore par le projet de « contre-révolution culturelle », porté par la Hongrie et la Pologne, visant à rompre avec l’intégration européenne.
Les démocratures se définissent par opposition aux démocraties. La victoire des démocraties reste possible, mais n’est nullement acquise. Comme souvent dans l’Histoire, leur nature conservatrice et pacifique les a amenées à sous-estimer la menace des démocratures et à accumuler dans un premier temps les revers et les reculs. Les démocratures se rapprochent, à l’image des liens entre la Russie et la Chine ou la Russie et la Turquie, sans pour autant former jusqu’à présent un axe contre les démocraties du fait de la diversité de leur histoire, de leurs structures économiques et de leurs intérêts de puissance.
Pour autant, il est urgent que les démocraties se réarment. Les succès des démocratures découlent des faiblesses et de la désunion des démocraties. Ces dernières doivent impérativement se réformer, renouer avec une gestion de long terme du capitalisme, privilégier la communauté de leurs valeurs sur la divergence de leurs intérêts. Pour surmonter le défi des démocratures, elles doivent surtout surmonter leur crise intérieure, retrouver foi dans la liberté en triomphant des peurs et des populismes, qui constituent leur ennemi le plus redoutable.
(Chronique parue dans Le Point du 15 septembre 2016)