L’UE est moins menacée par la sortie du Royaume-Uni que par ses propres faiblesses.
Le Brexit est la plus grande erreur en matière de politique économique commise par le Royaume-Uni. Force est cependant de constater que le Royaume-Uni s’est mis en ordre de bataille pour gérer le choc qu’il s’est infligé sans raison ni nécessité aucune. Quatre défis se présentaient : constituer un gouvernement ; limiter la récession ; enrayer la sécession écossaise ; définir une stratégie pour le Brexit.
Le premier défi a été relevé en quelques jours par Theresa May, qui a imposé son leadership. Sur le plan économique, le gouvernement a multiplié les promesses de baisses d’impôts afin d’endiguer l’exil des capitaux, tandis que la Banque d’Angleterre réagissait avec son efficacité coutumière, associant une dévaluation de 10 % de la livre sterling, une baisse des taux et une extension de l’assouplissement quantitatif du crédit. Le Royaume-Uni n’échappera sans doute pas à une courte récession, et les risques à long terme de départs des investisseurs internationaux demeurent. Mais la stratégie d’amélioration de la compétitivité des prix est parfaitement mise en œuvre. Enfin, la question écossaise est gelée tant que les conditions et l’échéance du Brexit ne sont pas connues. Or Theresa May a réussi l’exploit diplomatique d’imposer à l’Union son calendrier et sa structure de négociation. Le Royaume-Uni ne notifiera sans doute pas son départ de l’Union sur le fondement de l’article 50 du traité de Lisbonne avant la fin de l’année 2017, pour une sortie effective fin 2019 au mieux. Après avoir été monopolisée durant six ans par le Grexit, l’Union sera accaparée par le Brexit jusqu’à la fin de la décennie. Par ailleurs, les discussions traiteront simultanément de la sortie du Royaume-Uni et de la définition du futur cadre de ses relations avec l’Europe, alors qu’elles relèvent de procédures et de majorités différentes. En bref, le Royaume-Uni quitte l’Union, mais définit lui-même l’agenda et les modalités de sa sortie !
Le Royaume-Uni, dans la position très affaiblie qu’il s’est créée, n’est fort que des faiblesses de l’Union. Face au Brexit, comme face au terrorisme, à la crise des migrants ou à l’intervention russe en Ukraine, elle se montre tétanisée et divisée. La Commission européenne est plus que jamais un zombie technocratique, incapable d’incarner l’intérêt européen. Jean-Claude Juncker a ainsi pris l’initiative stupéfiante de confier à Julian King, le très remarquable nouveau commissaire britannique, le portefeuille de la sécurité, alors même que le Royaume-Uni a, par le passé, saboté toutes les initiatives en matière de défense européenne et que la sécurité devrait être au centre de la refondation de l’Union. De même, la direction des négociations sur le Brexit a été confiée à Michel Barnier, dont la responsabilité se trouve directement engagée dans le coma dépassé des banques européennes, qui contribue à expliquer le retard de la reprise de la zone euro et le plafonnement de la croissance autour de 1,5 %.
Simultanément, les principaux États membres divergent sur l’attitude à observer face au Royaume-Uni et sont paralysés par l’approche d’échéances électorales majeures, et délicates pour les dirigeants en place. La France, dévoyée en commémo-nation impotente, a contaminé l’Europe, qui se transforme en commémo-Union. Matteo Renzi, Angela Merkel et François Hollande se sont réunis au large de Naples, le 22 août, pour fleurir la tombe d’Altiero Spinelli. Face au Brexit, aux attentats, à la crise des migrants, au néo-impérialisme russe, à la transformation de la Turquie en une démocrature islamique, l’Europe a besoin de femmes et d’hommes d’Etat visionnaires ; elle ne peut pas compter que sur des boutiquiers gérant leur clientèle électorale. L’impuissance des dirigeants européens est d’autant plus incompréhensible que les décisions à arrêter ne sont nullement hors de portée. Pour ce qui est du Brexit, l’Union doit définir un calendrier et afficher les lignes rouges qui conditionnent l’accès au grand marché – libre circulation des personnes et contribution au budget européen –, ainsi que la délivrance du passeport européen pour les activités financières. Elle doit aussi rappeler avec force la communauté de valeurs et d’intérêts qui continue à nous lier au Royaume-Uni. Plus décisive encore est la relance de l’Union, en matière de liberté, de prospérité et de sécurité, par des politiques concrètes. Depuis le lancement de la monnaie unique, la richesse moyenne des citoyens de la zone euro a décroché de 12 % par rapport à celle des États-Unis. Au sein même de la zone euro, les inégalités se sont creusées. En une décennie, le PIB par habitant a progressé de 11 % en Allemagne, reculé de 1 % en France, chuté respectivement de 8 et 11 % en Italie et en Espagne. Les États doivent réformer les modèles nationaux, mais aussi transformer l’Union, plus que jamais en attente d’une stratégie fondée sur l’investissement, l’innovation et l’éducation.
L’autre priorité concerne la sécurité, où l’Europe est à la fois plébiscitée par les citoyens et totalement absente. Après le Brexit, la refondation passe par le lancement d’une Union pour la sécurité du continent (lutte contre le terrorisme, protection des infrastructures, contrôle des frontières extérieures par la transformation de Frontex en une police de plein exercice).
L’Union est moins menacée par le Brexit que par son vide politique et stratégique. « Si je savais quelque chose d’utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime », écrivait Montesquieu. Le Brexit lui donne raison a contrario. Il rappelle aux Français et aux Européens que la manière la plus efficace de servir leur patrie face aux chocs du XXIe siècle est de refonder l’Union.
(Chronique parue dans Le Point du 1er septembre 2016)