La superpuissance économique n’obéit qu’à ses propres règles. Quitte à braquer le reste du monde.
Xi Jinping a entrepris une transformation radicale du modèle hérité de Deng Xiaoping, autour d’un atterrissage de la croissance et de sa réorientation vers la demande intérieure, d’une reprise en main idéologique de la société et de la revendication d’un leadership sur l’Asie, qui se traduit par la conquête de la mer de Chine à partir de la construction d’îlots artificiels dans les archipels des Spratleys et des Paracels. Il entend tirer parti de l’émergence de la Chine et de la crise des démocraties occidentales, au prix d’une inquiétante exacerbation des tensions intérieures et extérieures.
Les Trente Glorieuses de la Chine ont été fondées sur le développement du marché au plan interne et sur son insertion dans les échanges internationaux au plan extérieur, accélérée par son admission au sein de l’OMC. La Chine est ainsi devenue le premier exportateur du monde devant les États-Unis (14 %, contre 9 %, des exports) et l’un des investisseurs les plus actifs. Dans le même temps, elle affiche un refus des institutions et des règles du système international au nom du primat absolu de ses intérêts de puissance.
Ainsi, les signaux du divorce de la Chine avec le droit se multiplient. L’avocat chinois Zhou Shifeng, dirigeant du cabinet pékinois Fengrui et éminente figure de la défense des droits de l’homme, a été condamné le 4 août à sept ans de prison pour « subversion ». Quelques jours auparavant, Uber avait rendu les armes devant Didi Chuxing, soutenu par le gouvernement chinois. Perdant plus de 1 milliard de dollars par an, Uber a été contraint de céder son activité à son concurrent. En échange de son allégeance aux autorités, Didi Chuxing bénéficie d’un monopole de fait qui lui permet de contrôler près de 90 % des réservations de VTC sur un marché de 1,3 milliard d’habitants. Uber rejoint ainsi Google et Amazon, évincés du marché chinois par Baidu et Alibaba sous la pression de Pékin.
Simultanément, Xi Jinping a entrepris de mettre Hongkong au pas. Les accords signés en 1997 avec le Royaume-Uni, qui garantissaient pour cinquante ans l’autonomie du territoire et le respect des droits civiques, sont vidés de toute portée. Le principe « une nation, deux systèmes » est remplacé par la formule « un système, deux économies ». Les arrestations de chefs d’entreprise et de dissidents se multiplient. Hongkong se trouve de plus en plus marginalisé, à l’image de son port, désormais devancé par Shanghai, Shenzhen, Ningbo et Xiamen.
Au plan international, la stratégie d’expansion de Pékin en mer de Chine a fait l’objet, le 12 juillet, d’une condamnation d’une sévérité inhabituelle de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, saisie par les Philippines. À l’unanimité, les juges ont non seulement conclu que les revendications de la Chine ne reposaient sur aucun fondement, mais aussi rappelé que la construction d’îlots artificiels ne pouvait ouvrir des droits à une zone économique exclusive. Ils ont sanctionné les restrictions illégales du développement des activités des Philippines dans le domaine de la pêche et de l’énergie, et dénoncé les dommages irréversibles portés à l’écologie. Pékin a réagi à la sentence en menaçant d’instaurer une zone d’identification de défense en mer de Chine du Sud et en annonçant l’organisation, dans cette zone, de manœuvres navales communes avec la Russie en septembre.
La posture délibérément agressive de la Chine renvoie certes à la fragilisation du Parti communiste face au ralentissement économique, aux inégalités sociales, à la dégradation de la qualité de la vie et de l’environnement. Il reste que ses relations avec le reste du monde deviennent dangereusement asymétriques. Dans le domaine économique, la ligne de Pékin consiste à réserver le marché chinois aux entreprises locales en discriminant leurs concurrents étrangers, tout en profitant de la crise financière de l’Occident pour multiplier les acquisitions d’actifs à haute valeur ajoutée. Dans le domaine stratégique, la Chine projette sa puissance partout dans le monde, de la Route de la soie au déploiement de sa marine de haute mer, tout en déniant l’accès à sa zone d’influence au mépris de la liberté de circulation sur les mers et dans les airs. Elle déploie par ailleurs une activité très agressive dans le cyberespace, notamment à travers les régiments de guerre électronique créés au sein de l’Armée populaire de libération.
La pression chinoise suscite non seulement des inquiétudes, mais des résistances. Les États-Unis refusent systématiquement de céder des infrastructures essentielles aux intérêts chinois et ont adopté des mesures de sauvegarde pour se protéger du dumping sur l’acier. Contrastant avec l’irresponsabilité du gouvernement français, qui n’a pas hésité à aliéner à des investisseurs chinois l’aéroport de Toulouse, siège d’Airbus et de ses bureaux d’études. Theresa May vient de reporter la décision de lancement des deux EPR de Hinkley Point en raison des risques que représente pour la sécurité du Royaume-Uni la présence de la société chinoise CGN à hauteur d’un tiers du financement de ce programme de 21,3 milliards d’euros. Même l’Union européenne tend à sortir de sa léthargie en réalisant qu’elle ne peut reconnaître à la Chine le statut d’économie de marché, sauf à se priver de tout recours face à Pékin au moment où des pans entiers de l’industrie du continent, de l’acier aux panneaux solaires, sont ruinés par le dumping chinois.
L’expansionnisme de Pékin a par ailleurs déclenché une course aux armements en Asie. Le Japon vient de publier un nouveau livre blanc sur la défense qui programme un réinvestissement massif dans ce domaine. La Corée du Sud et le Japon déploient des systèmes antimissiles. L’Australie renforce ses capacités maritimes et sous-marines. À la demande de Hanoï, les États-Unis ont levé leur embargo sur les ventes d’armes au Vietnam.
La Chine, tout en étant le premier exportateur mondial, récuse les règles du jeu du système mondial, qu’elle considère comme pro-occidentales même si elles ont favorisé son développement. Elle n’est ni ne sera, dans un horizon prévisible, une économie de marché ni un État de droit : un contrat, en Chine, cristallise une situation, mais n’engage pas les parties. Pékin ne respecte que les principes qui assurent en toute circonstance la primauté des intérêts de l’Empire et du Parti communiste. Et ce même si cela doit freiner sa conversion vers une économie de services à haute valeur ajoutée et d’innovation, provoquer la fuite des capitaux et des cerveaux, bloquer le développement de l’Asie, qui est devenue en 2015 la première zone commerciale devant l’Europe, ou entraîner la dislocation de la configuration qui a permis son décollage.
La Chine a choisi une politique de puissance qui n’obéit qu’aux rapports de forces. Elle sera rude avec les géants qui peuvent prétendre rivaliser avec elle – États-Unis en tête – et impitoyable avec les faibles – parmi lesquels elle place la France et l’Europe en haut de tableau. À bon entendeur, salut !
(Chronique parue dans Le Point du 11 août 2016)