L’homme fort de la Turquie vise à construire un État AKP et à supprimer tout contre-pouvoir.
La Turquie vient de connaître un double coup d’État. Le premier, militaire, a fait long feu. Le second, politique, a été conduit de main de maître par Recep Erdogan. Il est en passe de lui assurer un contrôle total sur la Turquie, qui n’aura échappé à la dictature militaire que pour basculer dans une démocrature islamique.
La tentative de coup d’Etat militaire semble largement improvisée. Le lourd bilan – 240 morts parmi les civils et les forces fidèles au président Erdogan, 104 décès du côté des putschistes et plus de 1 400 blessés – témoigne de sa violence. Pour autant, le soulèvement militaire était voué à l’échec dès lors que l’armée était divisée, que la haute hiérarchie – notamment le général Hulusi Akar, chef d’état-major – était hostile à l’opération, que sa planification montrait une impréparation totale, que la prise de contrôle des ponts, des aéroports ou de la télévision d’État laissait fonctionner les réseaux sociaux et les mosquées, qui jouèrent un rôle clé dans la mobilisation de la population. Ce coup d’Etat du XXe siècle a été désarmé par les technologies du XXIe siècle – l’ironie de l’Histoire voulant que Recep Erdogan, grand pourfendeur des réseaux sociaux, fût sauvé par son smartphone et l’application FaceTime – et par l’émancipation de la société civile turque, que le régime AKP cherche à asservir. Comble du paradoxe, tous les opposants au président Erdogan, y compris les Kurdes, ont dénoncé le coup d’État comme une atteinte inacceptable à la démocratie, tandis que Recep Erdogan l’utilisait pour liquider les libertés.
Le putsch est indéfendable. Mais le véritable coup d’État est le fait de Recep Erdogan. Il vise à construire un État AKP et à supprimer tout contre-pouvoir. Il se traduit par la proclamation de l’état d’urgence – qui peut se justifier –, mais surtout par une épuration sans précédent et sans lien avec le soulèvement d’une minorité de l’armée. En une semaine, 13 000 militaires, policiers et magistrats ont été emprisonnés et plus de 60 000 fonctionnaires démis de leurs fonctions. Plus de 2 000 enseignants ont été mis à pied, les 1 577 recteurs et doyens d’universités publiques et privées contraints à la démission, les universitaires ont reçu l’interdiction de se rendre à l’étranger et ceux qui s’y trouvaient l’injonction de rentrer sans délai. Les radios et télévisions n’ayant pas fait allégeance à l’AKP se sont vu retirer leurs licences.
Au lendemain d’un coup d’État mort-né, qu’Erdogan a qualifié de « don de Dieu », la Turquie n’a plus rien d’une démocratie. La révision de la Constitution va légaliser l’autocratie et la disparition de tout contre-pouvoir parlementaire ou judiciaire comme de toute opposition. L’État de droit se trouve démantelé et la société quadrillée par la mise en place d’une terreur larvée, sur fond de menace du rétablissement de la peine de mort, abolie en 2004. Le suffrage universel subsiste, mais à l’état de fiction. Toutes les structures d’une démocrature islamique se mettent en place : idéologie de l’État-AKP érigée en vérité absolue ; culte de la personnalité d’Erdogan ; contrôle de la société et des médias ; mise sous tutelle de l’économie par des oligarques liés par un pacte de corruption à l’AKP. Avec des conséquences majeures pour la Turquie et le reste du monde.
Au plan économique, le pays va droit au krach. Son développement, marqué par une croissance de 3,8 %, est tiré par la consommation et par les dépenses publiques. Le financement est assuré par la dette extérieure, avec des taux à 10 ans qui atteignent près de 10 %. D’où un double déficit budgétaire (4,5 % du PIB) et courant (4 % du PIB). Ce modèle de développement, qui repose sur une bulle spéculative dans la construction et l’immobilier, ne peut qu’imploser avec la chute de la livre et les sorties massives de capitaux. Après le Brexit, ce nouveau choc politique renforce les incertitudes sur l’économie mondiale.
Les implications internationales sont encore plus importantes. La Turquie joue un rôle clé dans la situation du Moyen-Orient, la guerre contre l’État islamique et l’accueil des réfugiés syriens, dont 3 millions ont trouvé asile sur son sol. Elle appartient à l’Otan et abrite la base aérienne d’Incirlik, vitale pour les opérations de la coalition. La constitution d’un axe des autocrates avec Vladimir Poutine conforte le chaos au Moyen-Orient et affaiblit la lutte contre l’EI, d’autant que les adversaires prioritaires de Recep Erdogan sont plus que jamais les Kurdes. Un nouveau front à haut risque s’ouvre aux frontières de l’Union européenne, tout en fragilisant l’Otan du fait de l’exacerbation des tensions avec les États-Unis autour de la demande d’extradition de Fethullah Gülen.
La Turquie peut prétendre être un partenaire au sein de coalitions ad hoc, mais certainement pas un allié de l’Occident. Pour sa part, l’Union européenne doit clarifier rapidement sa stratégie vis-à-vis d’Ankara. La Turquie doit être aidée financièrement pour l’accueil des réfugiés syriens, mais il doit être mis fin sans délai à la candidature d’entrée dans l’Union ou à la libéralisation des visas. La construction européenne peut moins que jamais s’élargir à une démocrature islamique au moment où elle organise sa séparation d’avec la plus vieille démocratie du monde. À terme, l’autocratie et la radicalisation religieuse couperont la Turquie de la modernité et en referont l’homme malade de l’Europe. Les putschistes ont permis à Erdogan de prendre en otage la société turque ; l’Union et l’Otan n’ont aucune raison de le laisser en faire de même avec l’Europe et la démocratie.
(Chronique parue dans Le Point du 28 juillet 2016)