Xi Jinping transforme radicalement le modèle de la Chine. Une entreprise à très haut risque.
Après la mort de Mao, Deng Xiaoping refonda la Chine, en 1979, autour des quatre modernisations. Ce modèle présida aux Trente Glorieuses, qui ont transformé l’empire du Milieu en première économie du monde en termes de parité de pouvoir d’achat. Ce grand bond en avant, sans précédent dans l’histoire du capitalisme, a porté le revenu annuel par habitant de 350 dollars en 1975 à plus de 7 600 aujourd’hui.
La modernisation de la Chine imaginée par Deng repose sur quatre principes. Au plan économique, le choix d’une croissance intensive ayant pour moteur l’extension du marché, l’ouverture aux investissements, la priorité donnée à l’industrie et à l’exportation. Au plan social, la liberté donnée aux Chinois de s’enrichir, ainsi qu’un allègement du contrôle de la société, notamment dans les secteurs de l’Université, des médias et de l’Internet, ce qui a favorisé l’émergence de géants comme Alibaba ou Baidu. Au plan politique, le maintien du monopole du pouvoir du PC, mais avec pour contreparties la fin du culte de la personnalité, l’adoption d’une direction collégiale et la limitation de l’exercice du pouvoir à dix ans. Enfin, une politique étrangère prudente, résumée dans la formule : « Avancer masqué et attendre le bon moment ».
L’atterrissage en douceur de la croissance, revenue de 9,7 % en moyenne de 1980 à 2010 à 6,5 %, va de pair avec la conversion du modèle de développement. La priorité à la consommation intérieure et la remontée de la chaîne de la valeur ajoutée s’accompagnent d’un raidissement vis-à-vis des entreprises étrangères opérant en Chine et, à l’inverse, d’une accélération de l’internationalisation du yuan et des rachats d’actifs stratégiques dans le monde occidental. Le changement le plus spectaculaire affecte la politique intérieure. Une reprise en main idéologique qui se traduit par un contrôle renforcé de l’Université, par la censure des médias et des activités numériques, par la mise sous tutelle des chefs d’entreprise. Depuis sa nomination en tant que commandant des armées, Xi Jinping concentre tous les pouvoirs, ce qui avait été évité depuis la mort de Mao. La collégialité a été vidée de tout contenu. Un véritable culte de la personnalité s’est installé autour de Xi et de sa femme, la talentueuse Peng Liyuan. La lutte contre la corruption a servi de prétexte à la multiplication des purges contre le clan de l’ex-président Hu Jintao. De même, la modernisation de l’Armée populaire a été accompagnée de la mise au pas de la hiérarchie militaire. L’épuration devrait se poursuivre jusqu’en 2017, qui verra le renouvellement des hautes instances du parti. Le Premier ministre, Li Keqiang, l’un des derniers rescapés de l’ère Hu Jintao, devrait en être la victime désignée.
La politique étrangère de la Chine connaît également un profond bouleversement. Hong Kong fait l’objet d’une sévère reprise en main. Les relations avec Taïwan se tendent. Pékin déploie une stratégie très offensive en Asie autour de l’objectif d’une prise de contrôle de la mer de Chine. L’empire du Milieu aligne désormais le deuxième budget de défense du monde, avec plus de 130 milliards de dollars, et a engagé une course aux armements en Asie qui vise à en dénier l’accès aux États-Unis et à leurs alliés.
En rupture frontale avec Deng, Xi Jinping est-il en passe de renouer avec Mao ? Rien n’est moins sûr. Sa trajectoire ne peut en effet être comprise qu’à la lumière du destin heurté de son père, Xi Zhongxun. Né en 1913, révolutionnaire de la première heure, il connut une ascension fulgurante, jusqu’à devenir numéro deux du gouvernement en 1959. Devant les abominations provoquées par la faillite du grand bond en avant, il chercha à répondre aux famines et prôna la réforme économique. Cela lui valut d’être la cible des maoïstes. Victime d’une purge en 1962, il fut sauvé in extremis par Zhou Enlai, mais n’échappa pas à la prison. Il ne revint d’exil à Pékin qu’en 1978, pour prendre la direction du Guangdong, dont il fit le laboratoire de la modernisation en créant les quatre premières zones économiques spéciales.
Pour avoir été directement touché par la révolution culturelle, il est peu probable que Xi retombe dans ses excès. En revanche, il en a conclu que rien n’est plus dangereux que d’avoir raison économiquement quand on est politiquement minoritaire. D’où la volonté de réconcilier le contrôle absolu du pouvoir cher à Mao et la raison économique propre à Xi Zhongxun. La Chine, selon Xi, peut avancer à découvert car son moment est venu. Et ce tant en raison de ses progrès que du déclin de l’Occident. D’où l’offensive en mer de Chine, qui laisse pour l’heure les États-Unis sans réaction. D’où la multiplication des acquisitions stratégiques d’entreprises dans les démocraties.
La transformation radicale du modèle chinois entreprise par Xi Jinping reste à très haut risque. La poursuite de la réforme économique dépend de la restructuration du secteur des entreprises d’Etat qui heurte les intérêts du parti. La réhabilitation du culte de la personnalité suscite des réactions au sein des élites comme de la société. Surtout, la volonté d’annexer la mer de Chine provoque de plus en plus de tensions en Asie et aux États-Unis. En s’écartant de la prudence de Deng, la Chine de Xi pourrait faire exploser la mondialisation qui porta ses Trente Glorieuses et casser le basculement du monde vers l’Asie qui sert son ascension.
(Chronique parue dans Le Point du 09 juin 2016)