La crise des classes moyennes conduit au repli protectionniste des pays développés. De Trump à Montebourg, les démondialisateurs font fausse route.
Aujourd’hui s’ouvre une nouvelle ère placée sous le signe d’une menace de démondialisation. Le commerce mondial progresse moins vite (2,4 %) que la croissance mondiale, qui montre une inquiétante atonie (2,9 %). Les tentations protectionnistes se font de plus en plus vives, comme en témoignent le blocage de l’OMC, le refus du Congrès des Etats-Unis de ratifier le pacte transpacifique, et les oppositions croissantes sur les deux rives de l’Atlantique au projet de grand marché du TTIP. Les Etats cherchent à reprendre en main les marchés et le secteur numérique en multipliant les réglementations et les taxes. Les politiques se renationalisent, y compris au sein de l’Union européenne, qui pourrait éclater avec le Brexit. La zone euro et l’espace de Schengen craquent. Les frontières sont de retour et se hérissent de murs sur tous les continents, à l’exception de l’Amérique latine : on en dénombre ainsi 66, contre 11 en 1945. La montée des tensions géopolitiques, sous l’effet du réveil des empires et du fanatisme religieux, entraîne une fragmentation de l’espace mondial.
De manière symbolique, les oppositions les plus virulentes à la mondialisation et au libre-échange se situent désormais dans les pays développés. La démondialisation devient le cheval de bataille des forces populistes, réconciliant les passions nationalistes et anticapitalistes. Alors qu’elle a inventé la mondialisation, l’Amérique s’est convertie au néo-isolationnisme avec Barack Obama ; elle pourrait se fermer si Donald Trump était élu et appliquait son programme, fondé sur la taxation de 20 à 40 % des importations, l’expulsion de 11 millions de clandestins et la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique.
La démondialisation naît de la crise des classes moyennes, qui constituent le socle des nations libres. Elle cristallise les peurs de déclassement, le désarroi identitaire et l’inquiétude devant la remontée des risques sécuritaires. La mondialisation est désormais accusée d’être à l’origine de la crise des démocraties. L’essor des émergents, Chine en tête, expliquerait la désindustrialisation et les délocalisations, donc le chômage. La concurrence entre les systèmes fiscaux et sociaux serait à l’origine du surendettement des États et de l’implosion des systèmes de protection sociale. L’immigration pousserait les salaires à la baisse tout en forçant l’évolution vers une société multiculturelle. Le contournement des États par les acteurs économiques et sociaux provoquerait l’impuissance du politique et le dessaisissement de leur destin par les citoyens.
Le cours tragique du XXe siècle rappelle pourtant que la dé-mondialisation est beaucoup plus dangereuse que la mondialisation. Le déchaînement des nationalismes en 1914 a cassé la dynamique de la seconde révolution industrielle et enclenché le cycle tragique des guerres mondiales, et de la lutte à mort entre la démocratie et les totalitarismes, qui ne se dénoua qu’en 1989 avec l’effondrement de l’Union soviétique. Le recours au protectionnisme appelle des représailles commerciales et monétaires. Il provoquerait la désintégration du système des échanges et des paiements mondiaux, comme on l’a vu en 1930 avec l’adoption par les Etats-Unis de la loi Hawley-Smoot. La chute des flux financiers internationaux alimenterait l’instabilité, comme le démontrent les secousses monétaires et boursières créées par l’hypothèse du Brexit. La conséquence immédiate serait le blocage de l’essor des pays émergents, de l’investissement et de l’innovation, donc de la croissance et de l’emploi. La démondialisation est par conséquent indissociable d’une nouvelle grande dépression. Par ailleurs, l’exacerbation des tensions économiques et sociales ne manquerait pas de durcir les affrontements diplomatiques. La dynamique de la fermeture, des peurs et des haines renforcerait inéluctablement les risques de guerre.
Voilà pourquoi il faut lutter contre la démondialisation. Pour endiguer les passions nationalistes et protectionnistes, il faut produire de la stabilité et de la sécurité. D’où l’urgence de conforter les Etats autour de leur mission de réassurance des risques. De là l’impératif de mieux associer les pays émergents à la gouvernance mondiale, ce qui implique en retour qu’ils partagent la responsabilité et les coûts de la réassurance du capitalisme et de la société ouverte. Tous doivent comprendre que la mondialisation est le bien commun des hommes du XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Point du 19 mai 2016)