Pour être accepté, ce partenariat transatlantique exige pédagogie et temps.
Depuis 2013, l’Union européenne et les États-Unis se sont engagés dans la négociation d’un partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement connu sous le nom de TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership). Les discussions s’organisent autour de quatre thèmes principaux : l’accès des entreprises aux marchés, qui dépend moins de l’élimination des droits de douane, très réduits, que de l’ouverture des commandes publiques ; la forte réduction des obstacles non tarifaires et la reconnaissance mutuelle des procédures de régulation ; la protection de la propriété intellectuelle, des appellations d’origine et indications géographiques de provenance ; enfin, le régime des investissements et le mode de règlement des conflits entre les entreprises et les États.
Le grand marché transatlantique constitue un projet décisif et très positif pour l’Europe. Il créerait un espace économique rassemblant les 820 millions de consommateurs les plus riches, couvrant près de 40 % du PIB et le tiers du commerce de la planète. Face au regain des tentations protectionnistes, le TTIP renforcerait les quelque 260 accords régionaux qui soutiennent le libre-échange et remédient au blocage du cycle de Doha au sein de l’OMC. La libéralisation des échanges entre les États-Unis, qui sont le premier partenaire de l’Europe, et l’Union, qui reste le deuxième partenaire des États-Unis, derrière le Canada, pourrait générer 0,5 % de croissance supplémentaire, créer plusieurs millions d’emplois et entraîner une hausse des salaires, notamment en Europe.
Force est cependant de constater que les négociations du TTIP sont mal parties. Les discussions achoppent pour l’heure sur des points cruciaux : l’accès aux marchés publics américains, verrouillés par le Buy-American Act, de 1933, et le Small-Business Act ; la gestion des services publics en Europe ; le respect des normes sanitaires, sociales et environnementales ; l’étendue des droits sur la propriété intellectuelle, notamment dans les domaines de la santé et de l’agriculture ; le recours à l’arbitrage ou à des juridictions spécialisées pour trancher les contentieux entre les entreprises et les États. Les discussions sur le TTIP subissent par ailleurs le contrecoup des crises transatlantiques qui se sont multipliées autour de la surveillance numérique planétaire mise en place par la NSA, de la mise en coupe réglée des banques internationales par le Trésor et les régulateurs américains, de l’impérialisme judicaire de Washington ou de la domination de l’économie numérique par l’oligopole des Gafam. Dans le même temps, les séquelles du krach de 2008 et la pression des populismes poussent les opinions vers le protectionnisme, tant aux Etats-Unis, où les principaux candidats aux primaires – Hillary Clinton, Bernie Sanders et Donald Trump – se retrouvent pour critiquer le libre-échange, qu’en Europe, où il constitue l’un des chevaux de bataille des partis populistes. Les risques d’échec sont donc tout sauf négligeables.
Le TTIP peut et doit être sauvé. Mais cela suppose des inflexions majeures dans la méthode de négociation comme dans son contenu. Dès lors qu’elle traite moins de droits de douane que de protection du consommateur, de barrières aux échanges que de gestion des risques, de production que de régulation, de commerce que de justice, la négociation du traité ne peut rester le monopole des diplomates ; elle doit s’ouvrir aux acteurs politiques et sociaux. Le secret qui entoure les sessions de travail, symbolisé par les restrictions qui encadrent l’accès aux documents par les parlementaires, est totalement contreproductif, car il nourrit les oppositions. La transparence demeure la meilleure arme contre les fantasmes.
L’accord doit donner la priorité à l’accès aux marchés, notamment pour les PME, par des mesures concrètes telles que l’adoption de formulaires uniques pour les exportations. Par ailleurs, doit être affirmé un principe de convergence vers le haut des normes sanitaires, sociales et environnementales. Contrairement à un préjugé largement répandu, la protection du consommateur américain est loin d’être systématiquement inférieure à celle dont bénéficient les Européens, comme l’a souligné avec éclat le Dieselgate de Volkswagen. La reconnaissance mutuelle de la meilleure protection permettrait de rassurer les consommateurs de part et d’autre de l’Atlantique.
Enfin, il est bien vrai que les États-Unis, au XXIe siècle, projettent davantage leur puissance impériale par le droit et les technologies que par les GI. Le TTIP ne doit en aucun cas légitimer la position dominante conquise par les Gafam, qui constitue une menace pour la concurrence comme pour les libertés publiques, ou reconnaître le droit de transférer et s’approprier des données personnelles. Pour sa part, la controverse sur la résolution des contentieux en matière d’investissements peut être résolue par le recours non pas à l’arbitrage mais à un tribunal permanent de quinze juges indépendants, sur le modèle de l’accord conclu entre l’Union européenne et le Canada en septembre 2014.
La nature sans précédent du TTIP explique les crispations et les oppositions qu’il suscite et qui ne pourront être désarmées que par un patient travail de pédagogie. Voilà pourquoi la volonté d’avancer à marche forcée pour conclure à tout prix avant la fin de l’année 2016 est une erreur. Mieux vaut accepter un calendrier long et séquencer cette négociation très complexe, ce qui laissera le temps nécessaire à sa compréhension et à l’appropriation de ses résultats par les responsables politiques et les opinions. Pour réussir, le TTIP doit innover non seulement dans la définition du libre-échange, mais dans la manière d’articuler la diplomatie économique à l’information et au jugement des citoyens.
(Chronique parue dans Le Point du 12 mai 2016)