C’est peut-être un choix absurde, mais il faut s’y préparer. Que se passerait-il vraiment ?
Au moment où Elisabeth II célèbre son 90e anniversaire, la monarchie britannique a rarement paru aussi forte et stable. Mais, dans le même temps, le Royaume-Uni n’a jamais été aussi proche de basculer dans une incertitude radicale avec le Brexit. La volonté de David Cameron, en 2013, de briser la minorité eurosceptique qui le contestait au sein du Parti conservateur pourrait aujourd’hui déboucher sur la désintégration parallèle du Royaume-Uni et de l’Union européenne.
Le recours au référendum constitue un pari insensé dans une conjoncture dominée au Royaume-Uni par le ressentiment contre l’austérité, par la crise de la sidérurgie et par l’onde de choc des Panama Papers. Cela dans une période où les démocraties sont déstabilisées par les populismes, portés par le désarroi des classes moyennes et les troubles identitaires.
David Cameron a tout pour devenir la première victime de sa démagogie. La campagne pour le Brexit est asymétrique. Ses partisans disposent d’une vaste gamme d’arguments pour flatter les passions hostiles à l’Europe : exaltation de la souveraineté britannique, dénonciation de la bureaucratie bruxelloise, peur de l’immigration, menace terroriste. Les défenseurs de l’Union développent un discours raisonnable, mais par défaut, qui s’appuie sur l’irréversibilité du Brexit, les risques économiques et le saut dans l’inconnu qu’il implique.
Le Brexit est un choix absurde qui ne fera que des perdants. Pour le Royaume-Uni, l’appartenance à l’Union, sans participation à l’euro ni à l’espace Schengen, se révèle très positive. Sa croissance a été supérieure de 30 % à celle de la zone euro depuis 1992 grâce à la flexibilité de la politique monétaire et du change. La souplesse de la régulation, notamment dans le domaine du marché du travail, a permis de créer 500 000 emplois par an depuis 2010. La City s’est imposée comme la place financière de la zone euro et Londres s’est affirmée comme la porte d’entrée des investisseurs mondiaux dans l’Union.
Le Brexit compromettrait durablement le miracle économique britannique. Les pertes de croissance atteindraient 6 à 7,5 % du PIB à un horizon de quinze ans, soit une amputation moyenne de 5 200 livres sterling du revenu des ménages. Le statut de la City comme place financière de l’Europe serait remis en question, entraînant le départ de nombreux opérateurs vers le Luxembourg, la Suisse et surtout Francfort – ce qui justifie l’assurance prise par le London Stock Exchange via son rapprochement avec Deutsche Börse. Le Brexit entraînerait, outre la chute de David Cameron, un fort risque de scission du Parti conservateur et surtout la sécession annoncée de l’Écosse.
Les conséquences pour l’Europe seraient plus lourdes encore. Sur le plan économique, l’Union européenne se verrait privée de sa deuxième puissance économique, qui représente 3,5 % du PIB mondial. Sur le plan monétaire, la crise de la zone euro serait relancée par l’incertitude créée et la dévaluation de la livre. Sur le plan politique, les partis populistes, Front national en tête, bénéficieraient d’un formidable renfort.
La raison commande donc de combattre le Brexit, mais aussi de se préparer à son éventualité. S’il devait être voté, la démocratie britannique interdira d’ignorer le résultat, comme le fit Alexis Tsipras à propos de l’euro en 2015, ou d’organiser un second référendum, comme au Danemark en 1993 à propos du traité de Maastricht. Force sera donc d’organiser le divorce du Royaume-Uni avec l’Union au terme de quarante-trois ans d’un mariage de raison, sur le fondement de l’article 50 du traité de Lisbonne, qui prévoit un délai de deux ans après lequel les traités ne s’appliquent plus. Parallèlement, le Royaume-Uni sera conduit à redéfinir ses relations avec l’ensemble des pays tiers.
L’accord, qui devra être approuvé par le Parlement européen à la majorité simple puis par le Conseil à la majorité qualifiée d’ici à 2018, a vocation à définir les conditions du retrait du Royaume-Uni et surtout à fixer un nouveau cadre pour ses relations avec l’Union. Et ce dans trois domaines décisifs : le commerce, la régulation, la circulation des personnes. La question commerciale est cruciale. D’abord parce que l’enjeu est asymétrique, les exportations du Royaume-Uni vers l’Union représentant 12,6 % de son PIB tandis que les exportations de l’Union vers le Royaume-Uni sont limitées à 3,1 % de son PIB. Ensuite parce que la solution retenue pour les services déterminera l’avenir de la place financière de Londres, qui génère le tiers de la richesse nationale britannique.
Quatre modes de relations avec l’Union existent dont aucun ne conviendrait à la situation du Royaume-Uni au lendemain du Brexit :
- un simple accord de libre-échange, à l’image du Canada ;
- une union douanière redoublée par l’appartenance à l’Otan, à l’image de la Turquie ;
- un accord bilatéral, comme la Suisse ;
- une adhésion au grand marché par le biais de l’Espace économique européen (EEE), à l’instar de la Norvège. Mais la Suisse comme la Norvège sont tenues d’appliquer les réglementations européennes et associées à l’espace Schengen, tandis que la Norvège contribue financièrement aux institutions européennes via l’EEE, toutes dispositions incompatibles avec un vote des Britanniques en faveur du Brexit.
Ainsi les partisans de la sortie de l’Union en sont-ils réduits à donner pour modèle du futur statut du Royaume-Uni l’Albanie, la Serbie, voire l’Ukraine, ce qui suffit à démontrer le grand bond en arrière qu’impliquerait le Brexit. Par ailleurs, les négociations se dérouleraient sur fond de crise du Parti conservateur du côté britannique, d’élections présidentielles en France et législatives en Allemagne, ce qui laisse mal augurer de leur aboutissement.
Le Brexit constitue une crise inutile et absurde, qui pourrait prendre un tour tragique en accaparant l’agenda et l’énergie des Européens. Trois priorités devront donc être poursuivies en toutes circonstances :
- la préservation du grand marché, un levier irremplaçable pour rester un acteur de la mondialisation ;
- le renforcement de la coopération dans le domaine de la sécurité, la surveillance des infrastructures, le contrôle des frontières et la stabilisation de la périphérie du continent ;
- l’accélération des réformes de l’Union, qui ne peut se cantonner à produire des normes et de la technocratie et doit se repenser comme instrument politique de gestion des risques du XXIe siècle. À l’opposé du Brexit, qui mêle la désintégration de l’Union et le démembrement de la nation britannique, il faut renouer avec l’esprit et les valeurs défendus par Winston Churchill en 1946 avec son projet d’États-Unis d’Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 28 avril 2016)