Embourbée dans sa pire crise économique depuis la chute de l’Union soviétique, la Russie s’est érigée comme un acteur incontournable de la géopolitique mondiale.
Au moment où la France invite Vladimir Poutine à Paris pour inaugurer en octobre la cathédrale orthodoxe du quai Branly, rompant ainsi le gel des relations diplomatiques des démocraties avec Moscou depuis l’annexion de la Crimée, la nouvelle Russie se présente plus que jamais comme un aigle à deux têtes. D’un côté, une économie et une société naufragées ; de l’autre, un spectaculaire renouveau stratégique et diplomatique qui déjoue les pronostics de ceux qui prétendaient réduire la Russie au rang de puissance régionale.
Poutine a construit son pouvoir sur trois piliers : la restauration de l’autorité de l’État ; la contestation de l’ordre de l’après-guerre froide dominé par les États-Unis ; le redressement de l’économie, porté par le super cycle des matières premières, qui a permis de distribuer du pouvoir d’achat et de faire émerger une classe moyenne de quelque 90 millions de personnes. Le premier pilier est en passe de s’effondrer sous la pression de la corruption et le troisième sous le choc de la récession.
La Russie endure la crise la plus violente depuis la désintégration de l’Union soviétique. L’activité a régressé de 3,7 % en 2015 et diminuera d’au moins 3,5 % en 2016. Les sorties de capitaux s’emballent sur fond de descente en vrille du rouble. Les salaires sont amputés de 10 % par an. Le chômage s’envole. Les conséquences pour la population sont très dures. L’espérance de vie, qui avait progressé de 59 à 66 ans depuis 2000, diminue à nouveau. La classe moyenne a été réduite à 20 % de la population. La grande pauvreté touche plus de 19 millions de Russes. Les inégalités ont explosé.
La faillite de l’économie russe est accélérée par le contre-choc pétrolier et les sanctions internationales. L’échec du sommet de Doha réuni le 17 avril, en raison du refus de l’Arabie saoudite d’accepter un gel de sa production si l’Iran n’y était pas tenu, constitue un revers majeur pour Moscou. Il confirme que le rééquilibrage du marché des hydrocarbures prendra du temps. Mais les causes profondes du déclin économique russe sont intérieures. Le développement est dépendant des seules matières premières. Les talents et les cerveaux s’exilent comme les capitaux. Les banques sont exsangues. Investissement et innovation demeurent bloqués, entraînant la chute des exportations à forte valeur ajoutée à l’exception de l’armement. Le pivot vers l’Asie reste une impasse, face à une Chine dont l’économie pèse douze fois plus lourd.
Mais en Russie, la force de l’État se nourrit de la misère des Russes. Le cauchemar économique va de pair avec un regain diplomatique et stratégique. En deux ans, la nouvelle Russie a ruiné l’ordre européen de l’après-guerre froide, effectué une impressionnante démonstration de force en intervenant en Syrie puis au Nagorny-Karabakh, réintégré le premier rang de la scène diplomatique en effaçant sa mise au ban de la communauté internationale à la suite de l’annexion de la Crimée et du démembrement de l’Ukraine.
Sur le plan militaire, la Russie a fait la preuve de ses capacités, notamment dans la conduite des guerres hybrides, au terme de la modernisation de ses forces engagée après la piteuse expédition de Géorgie. Le réarmement a vu le budget de la défense progresser de 70 à 92 milliards depuis 2011 pour atteindre 4 % du PIB. Il a associé la réduction du format, la professionnalisation, la rénovation des équipements (avion furtif Soukhoï T50, char lourd T14, flotte de 45 sous-marins d’attaque), la priorité donnée à la réactivité et à la projection. Sur le plan stratégique, l’intervention russe s’est révélée plus efficace que celle de la coalition occidentale, rappelant que viser juste, c’est bien, mais frapper fort, c’est mieux, tout en entretenant un climat de nouvelle guerre froide très déstabilisant pour les Européens avec la multiplication des opérations aériennes et maritimes aux frontières du continent. Sur le plan politique, Poutine a sauvé le régime de Bachar al-Assad en le plaçant sous son contrôle. Sur le plan diplomatique, la Russie s’est imposée comme une puissance incontournable en Europe comme au Moyen-Orient.
La percée effectuée par Poutine depuis 2014 ne doit pas être sous-estimée. Elle reste fragile car un État qui cannibalise l’économie, la société et ses citoyens est, à terme, condamné à la ruine. Elle rappelle cependant que la politique de puissance et le hard power restent efficaces au XXIe siècle. Elle invite à ne pas occulter le risque stratégique qui naît du réveil des impérialismes au nom de la priorité qui doit aller à l’éradication de l’État islamique. Et ce d’autant qu’il s’accompagne de la promotion d’un régime alternatif aux nations libres, la démocrature, et d’un projet de révision radicale de l’ordre de l’après-guerre froide.
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 avril 2016)