Privée de moyens et minée par le corporatisme, la justice est ravalée au rang de simple autorité.
La faillite de la justice en France témoigne de la crise de notre démocratie. Elle participe de la déchéance de l’État régalien, qui laisse basculer des pans entiers de la société et du territoire dans la violence et l’anomie. Les dysfonctionnements du système judiciaire prennent une ampleur telle qu’ils conduisent à un déni de justice permanent qui nourrit la défiance et la haine de tous envers tous.
Le droit à un procès équitable n’est pas respecté. La dérive idéologique du corps des magistrats, majoritairement en rupture tant avec l’État qu’avec l’économie de marché, est incompatible avec leur impartialité. La chambre sociale de la Cour de cassation est le laboratoire de ce coup d’État corporatiste : elle s’est érigée en législateur et porte une responsabilité majeure dans le foisonnement et la complexité du droit du travail, qui expliquent largement l’exception du chômage structurel français. L’accès au droit reste virtuel, car l’élargissement ininterrompu de l’aide judiciaire est allé de pair avec la stagnation de son budget, notoirement insuffisant, autour de 335 millions d’euros. Les délais de jugement s’allongent démesurément : ils atteignent en matière criminelle trente-huit mois en première instance et dix-huit mois en appel, ce qui a pour corollaire des détentions provisoires de plus de trois ans pour un condamné sur cinq. Les décisions de justice sont de moins en moins appliquées : 100 000 condamnations à des peines de prison n’ont aucune suite en raison de la pénurie des places dans les établissements pénitentiaires (57 841, avec une hausse limitée à 7 700 en dix ans). Enfin, la justice est en cessation de paiement et se comporte comme les patrons délinquants qu’elle fustige volontiers, accumulant 170 millions d’impayés à l’égard des prestataires privés des tribunaux et 36 millions pour ceux de l’administration pénitentiaire.
Au sein des démocraties, la Ve République a fait seule le choix d’une monarchie républicaine qui ravale la justice au rang de simple autorité et lui dénie le statut de pouvoir à part entière. Or la justice ne peut fonctionner que si l’Etat est lié au droit et par le droit. Ce n’est pas le cas en France, où l’Etat génère une instabilité législative et fiscale endémique, n’hésitant pas à violer les normes dont il accable les entreprises et les citoyens. Dans un pays qui affecte 57,5 % de sa richesse nationale à la dépense publique, la litanie du manque de moyens pour excuser la dégradation des services rendus par les administrations relève le plus souvent du mythe. La justice fait exception, qui témoigne de la cannibalisation des fonctions régaliennes par l’État-providence, cantonnées à 2,8 % du PIB. En 2015, 1 100 postes de magistrats restaient vacants sur 9 125, avec des pointes de 25 % de postes non pourvus à Bobigny. L’informatique des juridictions est hors d’âge. Les comparaisons européennes donnent la vraie mesure de la paupérisation de la justice française. Chaque Français consacre 61 euros par an à la justice, contre 114 euros en Allemagne et 125 aux Pays-Bas. Comme l’a montré le Conseil de l’Europe, l’effort budgétaire pour la justice rapporté à la richesse par habitant est inférieur en France à ce qu’il est au Portugal ou à Chypre. Notre pays compte 10,7 juges et 2,9 parquetiers pour 100 000 habitants contre respectivement 24,7 et 6,5 en Allemagne.
La justice doit ainsi faire l’objet d’une loi de programmation sur cinq ans qui planifie les indispensables recrutements, la réhabilitation des carrières et des rémunérations des magistrats, le recours intensif aux nouvelles technologies. Le budget affecté au fonctionnement des tribunaux judiciaires, soit 3 milliards d’euros par an, doit être doublé sur dix ans, abondé par la reconversion d’une fraction des quelque 670 milliards de transferts sociaux. Mais ce réinvestissement n’a de sens que s’il est associé à des réformes profondes.
La justice a vocation à être reconnue comme un pouvoir à part entière dans notre Constitution. Elle doit être recentrée sur sa mission fondamentale de jugement. Il est essentiel de décharger les tribunaux de la gestion des aides sociales qui les encombre, tandis que l’administration pénitentiaire doit être transférée au ministère de l’Intérieur. Les magistrats doivent redevenir la « bouche de loi » au lieu de prétendre en être les auteurs ou les inspirateurs. « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique », rappelle Pascal dans ses « Pensées sur la religion ». En renonçant à la justice comme à l’exercice effectif de la force publique, la Ve République est devenue une tyrannie impuissante. L’autorité judiciaire est un échec piteux qui menace notre démocratie. Transformons-la en un pouvoir effectif et responsable, soumis aux règles de l’État de droit.
(Chronique parue dans Le Point du 21 avril 2016)