La croissance intensive du pays est un rayon de soleil dans l’économie mondiale. Mais le décollage indien est retardé par des handicaps lourds.
Près de deux ans après sa victoire en mai 2014, Narendra Modi semble remplir le mandat qu’il a reçu des Indiens. Il consistait en priorité à relancer la dynamique du développement dans un pays de 1,25 milliard d’habitants dont le revenu annuel moyen est limité à 1 500 dollars, contre 7 400 dollars en Chine.
Le bilan économique de la présidence Modi paraît flatteur. Au moment où la Chine affronte le ralentissement de l’activité autour de 6,5 % et tente de maîtriser le gonflement parallèle des bulles spéculatives et des dettes dans l’investissement industriel, l’immobilier ou la finance, au moment où le Brésil et la Russie s’enfoncent dans de violentes récessions, au moment où l’Afrique du Sud stagne et enchaîne les scandales liés à la corruption, l’Inde est devenue la championne du monde de la croissance. L’activité a décollé pour progresser de 7,5 % en 2015-2016, contre 5,3 % en 2012-2013. Le chômage, officiellement, ne dépasse pas 3,6 % de la population active. L’inflation est passée de 10 à 5,9 %. Le déficit public sera réduit à 3,5 % en 2016 et à 3 % du PIB en 2017, contre 4,9 % en 2010, grâce aux coupes dans les dépenses et les subventions ainsi qu’à un vaste programme de privatisations.
À court terme, l’Inde bénéficie tant de la forte baisse du prix de l’énergie et des matières premières que de son faible taux d’ouverture, qui la protège du ralentissement mondial. À moyen terme, elle dispose d’un potentiel de croissance élevé en raison notamment de sa marge de rattrapage des pays à revenus intermédiaires.
Mais, pour accélérer son développement, l’Inde doit effectuer de profondes réformes afin de combler ses faiblesses, qui ne sont pas moins spectaculaires que ses atouts. La mortalité infantile demeure très élevée à 42 ‰. La pauvreté touche 400 millions de personnes et 18 % de la population reste sous-alimentée. New Delhi détient le titre peu enviable de ville la plus polluée du monde, dont l’atmosphère irrespirable est responsable de 30 000 décès prématurés par an. Le taux d’analphabétisme s’élève à 41 %. L’investissement a chuté de 39 à 34 % du PIB depuis 2012, y compris dans les nouvelles technologies. La pénurie d’infrastructures bloque le développement. L’Inde demeure un nain commercial qui ne pèse que pour 1 % des échanges mondiaux du fait de la faiblesse de son industrie. La bureaucratie paralyse la création d’activités et d’emplois en générant une instabilité réglementaire et fiscale permanente. La corruption est endémique.
Or force est de constater que la révolution Modi n’a pas eu lieu en matière de réformes. La campagne Make in India visait à faire progresser l’industrie de 17 à 22 % du PIB en 2022 et à créer 12 à 15 millions d’emplois chaque année pour absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Des mesures de libéralisation sont intervenues dans les secteurs de la finance, de l’audiovisuel et de la défense. Des incitations pour les investisseurs étrangers ont été mises en place pour financer les infrastructures ou pour réduire de 10 % d’ici à 2022 la forte dépendance énergétique. La modernisation des campagnes doit être enclenchée par un plan d’irrigation et d’électrification afin d’améliorer la situation de la moitié des actifs, qui ne génèrent que 18 % du PIB.
Mais ces projets ont été pour l’essentiel bloqués par l’opposition de la Chambre haute et de la bureaucratie, à l’image de l’instauration d’une TVA nationale, de la libéralisation du marché du travail et du droit du licenciement, de la loi sur les faillites ou de la réforme foncière qui entendait faciliter l’acquisition de terres par les entreprises industrielles. Le système éducatif, de même, reste l’un des moins performants au monde.
Sous le sursaut de la croissance pointe l’échec à réformer l’Inde, à renforcer l’Etat de droit, à réduire les inégalités, à endiguer la poussée chinoise autour des Routes de la soie… … et de la construction d’un chapelet de points d’appui reliés par une flotte de haute mer puissante et moderne. La déception des Indiens a débouché sur de lourdes défaites électorales pour le BJP, parti du Premier ministre, à New Delhi et dans l’Etat de Bihar. Elle s’est aussi manifestée par la révolte de la caste des Jats, qui ont coupé l’approvisionnement en eau de New Delhi et de ses 20 millions d’habitants pour être inclus dans les programmes de discrimination positive.
Les réformes sont un point de passage obligé dans le décollage et la modernisation de l’Inde. Elle dispose avec Raghuram Rajan d’un exceptionnel banquier central. Elle peut s’appuyer avec Narendra Modi sur un dirigeant doté d’une forte capacité de leadership et d’une vision qui en font le Premier ministre le plus puissant depuis Indira Gandhi. Mais il doit relever trois défis :
- D’abord, assumer clairement la stratégie de libéralisation et d’ouverture, qui reste contrariée par des relents étatistes et protectionnistes très négatifs pour l’attractivité de l’Inde.
- Ensuite, répondre à la menace du Pakistan sans encourager l’ascension de la violence comme à la manœuvre d’encerclement stratégique poursuivie par la Chine.
- Enfin et surtout, ne pas céder à la pression de l’hypernationalisme hindou, qui a conduit à réprimer de manière démesurée les étudiants libéraux ou les musulmans, qui composent 14 % de la population.
La croissance intensive de l’Inde est un rayon de soleil dans l’économie mondiale. Mais cette croissance ne peut être soutenable sans réformes. La mondialisation est entrée dans un nouveau moment, où la hiérarchie des nations se réorganise autour de leur capacité à se transformer en permanence. De ce point de vue, la Chine de Xi Jinping conserve un net avantage sur l’Inde de Narendra Modi, même si cette dernière lui a ravi le leadership en termes de rythme du développement. Surtout, le véritable miracle indien consiste dans la préservation d’une vie démocratique, en dépit de la taille et de la diversité de sa population, de la violence qui dévaste régulièrement la société, de l’instabilité de l’environnement géopolitique. Modi a montré sa capacité à être l’homme de la croissance ; il lui reste à prouver, s’il veut être reconduit en 2019, qu’il peut être l’homme des réformes et de la nation, et pas seulement le chef des nationalistes hindis.
(Chronique parue dans Le Point du 31 mars 2016)