La philanthropie est indissociable de la culture entrepreneuriale américaine. Mais l’initiative de Mark Zuckerberg marque un tournant.
À l’occasion de la naissance de leur fille, Maxima, Mark Zuckerberg et Priscilla Chan ont décidé de donner 99 % des actions Facebook qu’ils possèdent et dont la valeur est estimée à 45 milliards de dollars.
La philanthropie est indissociable de la culture entrepreneuriale américaine, qui repose sur la possibilité de faire fortune mais le devoir moral de la partager. Ainsi, en 2014, les donations aux œuvres de charité ont atteint 360 milliards de dollars, soit 2 % du PIB des États-Unis.
Pour autant, l’initiative du fondateur de Facebook marque un tournant. Par la jeunesse du principal donateur – 31 ans – alors que la création de fondation était souvent le fait de retraités ou prévue par testament. Par la constitution d’une structure spécifique qui combinera dons et opérations de marché qui seront réinvestis dans les projets philanthropiques, Mark Zuckerberg restant par ailleurs actionnaire majoritaire et directeur général de Facebook. Par la volonté de lier intimement les développements professionnels et les engagements personnels, d’appliquer les principes des activistes au changement politique et social, de recourir aux innovations de rupture pour transformer le monde.
Mark Zuckerberg rejoint ainsi les grandes figures du secteur des technologies qui utilisent moins la philanthropie pour soutenir des institutions existantes que pour révolutionner les politiques publiques en les soumettant à des contraintes d’efficacité, en les réinscrivant dans un horizon de long terme et en les déployant à l’échelle de la planète. À l’image de la Fondation Bill et Melinda Gates qui agit dans la santé, au service de la lutte contre le sida et le paludisme, dans l’éducation, dans le financement et le développement des énergies renouvelables avec la Breakthrough Energy Coalition présentée lors de la COP21 et soutenue par 25 milliardaires. À l’image du projet transhumaniste poursuivi par Larry Page et Sergey Brin en marge de Google ou de l’ambition d’Elon Musk de connecter la planète avec un réseau de satellites.
Cette philanthropie mondialisée, qui a pour contrepoint le réinvestissement massif des entreprises de la Silicon Valley dans l’éducation et la formation, la santé, la création de nouvelles villes portées par Facebook ou Google, participe d’un nouvel équilibre entre États, entreprises et citoyens.
Le XIXe siècle fut celui de l’État garant, limité à ses fonctions régaliennes. Le XXe siècle fut celui des États-providence, enfantés par les grandes guerres et la dépression des années 1930, qui reçurent le monopole de la gestion des risques collectifs à travers pilotage macroéconomique, redistribution et gestion des services publics. Le XXIe siècle voit émerger un nouveau partenariat entre États, entreprises et initiatives individuelles pour gérer les risques globaux d’un capitalisme universel et d’une société ouverte.
Le nombre, l’espérance de vie et la richesse des hommes continuent à augmenter. Mais les risques croissent en complexité du fait de leur interaction dans les domaines économiques, financiers, technologiques, écologiques ou stratégiques. Les États se révèlent impuissants pour y répondre en raison de la dégradation de leurs finances (dans les pays développés, la dette publique atteint en moyenne 118 % du PIB et les engagements au titre de la protection sociale 250 % du PIB), de la tyrannie des avantages acquis et des décisions de très court terme, de la cannibalisation des fonctions régaliennes par l’État-providence, de leur fragilité face aux populismes, de leur limitation aux frontières nationales.
L’État reste central pour gérer les risques du XXIe siècle car il dispose de compétences et de ressources rares. Mais il a perdu le monopole de l’intérêt général et ne peut regagner en efficacité que s’il articule son action avec celles des marchés, des entreprises et des citoyens et s’il se coordonne avec les autres États. La guerre contre l’État islamique en est exemplaire, qui ne peut être gagnée que par une stratégie globale intégrant les dimensions idéologique, militaire, diplomatique et économique, par l’alignement des puissances régionales et mondiales, par la résistance des sociétés et des citoyens.
Les gagnants du XXIe siècle ne seront pas les États prédateurs qui étoufferont entreprises et société pour accaparer tous les moyens de puissance. Ce sont ceux qui sauront piloter le réinvestissement de l’État dans ses fonctions régaliennes, créer de nouveaux partenariats entre secteur public et privé pour gérer les fonctions collectives, ouvrir des espaces de liberté à la société civile que ce soit pour les individus, les familles, les associations et les fondations ou les entreprises. L’innovation et la prospérité, la sécurité et la liberté dépendent des hommes. Les États se renforceront en les laissant agir ou se ruineront en les ligotant et en les spoliant.
(Chronique parue dans Le Figaro du 6 décembre 2015)