On ne peut faire la guerre sans se donner les moyens de la gagner. Le budget de la défense est notoirement insuffisant.
Depuis la tragédie du 13 novembre, les responsables politiques ne cessent de répéter que la France est en guerre. Mais la confusion reste entière sur la nature de cette guerre, sur l’identité de l’ennemi, sur la stratégie et les moyens à déployer pour espérer vaincre.
Il est bien vrai que la France est en guerre. Et pour longtemps. Jamais, depuis l’indépendance de l’Algérie, notre pays n’a affronté des menaces aussi intenses, diverses et durables. D’un côté, l’Etat islamique se déploie autour de trois cercles : l’Irak et la Syrie, où il dispose des forces armées les plus efficaces après Israël ; le Machreq et le Maghreb ; enfin, l’Europe, et particulièrement la France, qui est devenue une terre privilégiée de recrutement de quelque 2 000 djihadistes et un théâtre d’opérations majeur, avec la multiplication d’attentats perpétrés par des kamikazes très armés et bien entraînés. De l’autre, le réveil de l’impérialisme de la Russie, qui a ruiné le système de sécurité européen de l’après-guerre froide et qui poursuit son intervention en Ukraine, tout en maintenant sous pression l’Europe du Nord.
La France se trouve donc sur la ligne de front. Mais ce front n’est pas unique. Notre pays est engagé dans des guerres multiples et hétérogènes. Guerre de haute intensité au Moyen-Orient. Guerre asymétrique dans le Sahel. Guerre civile en Centrafrique. Guerre contre le terrorisme sur le territoire national. Cyberguerre pour contrer la propagande de l’Etat islamique auprès de la jeunesse.
Surexposée à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières, la France se découvre aussi très vulnérable. Et ce en raison du désarmement unilatéral qui a été poursuivi depuis la chute de l’Union soviétique, au nom d’une illusoire fin de l’Histoire et de l’obsession de distribuer les pseudo-dividendes de la paix. Depuis 1990, les effectifs militaires ont été ramenés de 350 000 hommes à 275 000 en 2002 par la professionnalisation, puis à 192 000 hommes en 2015. Le budget de la défense a été réduit pour sa part de 3,5 % du PIB en 1990 à 1,5 % du PIB en 2015.
Or, à partir des années 2000, les opérations extérieures se sont multipliées en Afghanistan, en Côte d’Ivoire et en Libye, puis dans le Sahel, en Centrafrique et au Moyen-Orient. Leur coût, qui était compris entre 250 et 350 millions d’euros, s’est envolé pour atteindre 1,2 milliard d’euros par an. Au total, 35 000 militaires participent chaque année depuis 2013 à au moins une opération extérieure. Par ailleurs, depuis les attentats de janvier 2015, 7 000 à 11 000 soldats sont déployés en permanence sur le territoire national dans le cadre de l’opération Sentinelle.
Au total, tous les contrats opérationnels fixés par le Livre blanc de 2013 sont dépassés. Les armées françaises se sont remarquablement mobilisées pour répondre à la demande du pouvoir politique. Dans le Sahel, elles contrôlent avec 4 000 hommes un espace aussi grand que l’Europe. En métropole, elles sont montées en puissance sans préavis pour assurer la sécurité de plus de 700 sites. Mais notre défense acquitte au prix fort un surengagement dont elle n’a plus les moyens.
Au plan humain, près de 40 000 hommes sont déployés dans des opérations, ce qui suppose de disposer théoriquement de 120 000 soldats (1 homme à l’entraînement et 1 en régénération pour 1 en opération) ; or l’effectif de l’armée de terre ne compte que 77 000 hommes après le maintien de 11 000 postes acté par le conseil de défense du 29 avril 2015. Les opérations extérieures exacerbent l’insuffisance du transport aérien et accélèrent l’usure des matériels, ce qui fait chuter leur disponibilité à des niveaux inquiétants : 41 % pour les avions et les hélicoptères, 55 % pour les chars lourds, 62 % pour les blindés légers, 60 % pour les frégates. Du coup, l’entraînement est sacrifié : 80 jours dans l’armée de terre contre une norme Otan de 90 jours, 150 heures de vol pour un pilote de chasse contre une norme de 180 heures, 82 jours de mer par bâtiment de la marine contre une norme de 100 jours. Le retard s’accumule… dans les domaines clés de l’aéromobilité, du ravitaillement en vol, des drones et de la cyberdéfense. Enfin, les doctrines d’emploi ne sont plus adaptées, qu’il s’agisse des interventions extérieures ou du territoire national : nos soldats colmatent les brèches du dispositif Vigipirate au lieu qu’on valorise leur connaissance des modes d’action terroristes et les compétences rares qu’ils maîtrisent (renseignement, transport, réactivité, intervention dans des conditions extrêmes, soutien médical).
La situation est désormais critique. Au niveau d’engagement actuel, et même avec l’augmentation de 3,8 milliards d’euros décidée au printemps dernier, la France aura consommé en 2020 la quasitotalité de son capital militaire. Notre défense sera alors dans la situation de l’armée britannique au sortir des guerres d’Irak et d’Afghanistan, vidée de ses compétences et de ses équipements (le report de charges sur les équipements atteint près de 4 milliards d’euros et place la Direction générale de l’armement en quasi-cessation des paiements). Le pôle d’excellence qu’elle constitue et qui est reconnu mondialement tant au plan humain et opérationnel qu’au plan industriel et technologique sera sinistré.
Il est grand temps de mettre les actes en cohérence avec les mots. Puisque la France est en guerre, elle doit réinvestir massivement dans sa défense. Mais en effectuant les choix stratégiques, opérationnels et financiers qui ont été éludés depuis des décennies.
L’environnement géopolitique de la France est dangereux et va continuer à se dégrader. L’islamisme radical s’est engagé dans une guerre totale qui met aux prises sunnites et chiites, mais mobilise aussi les djihadistes contre les démocraties. Or la France restera une cible privilégiée compte tenu de son histoire, de ses valeurs et de ses engagements internationaux. Notre pays, ses citoyens et ses intérêts vitaux se situent à proximité immédiate de l’arc de la terreur qui s’étend du Nigeria au Moyen-Orient. La pression des nouveaux empires russe et ottoman, qui mêlent les passions nationalistes et religieuses, est appelée à se renforcer. Et dans le même temps la garantie de sécurité apportée par les Etats-Unis à l’Europe est de plus en plus aléatoire, faisant de notre continent un vide politique et stratégique, comme l’a de nouveau souligné la crise des migrants.
Face à cette nouvelle donne à hauts risques, la France doit se donner trois priorités : la restauration de la sécurité de son territoire et de sa population ; la défense de la souveraineté et de la liberté du continent en étroite association avec nos partenaires européens ; la stabilisation de la périphérie, ce qui passe par l’éradication de l’islamisme. Cela implique deux changements majeurs : l’adoption d’une doctrine pour encadrer les opérations extérieures afin d’interdire les aventures sans aucun sens stratégique du type de la Centrafrique, dont la France doit se retirer au plus vite ; la création d’une posture de protection du territoire qui utilise pleinement les capacités militaires sur le territoire national tout en excluant leur participation à des opérations de maintien de l’ordre.
Les contrats opérationnels des armées doivent dès lors être redessinés pour répondre à tout le spectre de la violence. Les batailles de Bassora et Fallouja ont montré qu’il faut disposer d’au moins 30 000 hommes entraînés pour le combat de haute intensité, et non pas de 15 000. Les opérations de contrôle de territoire ne sont efficaces que si l’on déploie un soldat pour 50 habitants. En conséquence, les effectifs militaires doivent être augmentés et spécialisés. L’effort en faveur du renseignement, du cyber et des forces spéciales, qui devraient être portées à 5 000 hommes, a vocation à être amplifié. L’effectif de l’armée de terre doit être progressivement porté à 110 000 hommes, tout en spécialisant les unités, dont toutes ne doivent pas être formées au combat de haute intensité. De même, il est urgent de créer au sein de la marine des garde-côtes équipés de vedettes rapides pour contrôler nos frontières maritimes et surveiller nos 11,6 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive.
On ne peut faire la guerre sans se donner les moyens de la gagner. Le budget de la défense est notoirement insuffisant. Et ce d’autant qu’il faudra, à partir de 2020, réinvestir 3 milliards d’euros par an dans la dissuasion nucléaire si l’on veut conserver sa crédibilité. Or 30 000 soldats supplémentaires coûtent 1 milliard d’euros par an, auxquels il faut ajouter le soutien et l’équipement. Par ailleurs, un rattrapage est indispensable dans le domaine de la maintenance tout comme en matière de drones, d’hélicoptères et de cyber. Au total, le budget de la féfense doit donc être progressivement relevé à 2 % du PIB, soit 40 milliards d’euros, ce qui correspond à l’effort du Royaume-Uni.
Pour autant, il est parfaitement irresponsable d’affirmer comme François Hollande que « le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité ». Le réarmement de la France n’a de sens que s’il s’inscrit dans la durée, donc s’il est financièrement soutenable. Il ne doit en aucun cas être financé par la dette mais par la diminution des 670 milliards d’euros de transferts sociaux qui, en contribuant à l’installation d’un chômage permanent, ne nourrissent nullement la paix sociale mais alimentent l’exclusion et, partant, la radicalisation. La sécurité de la France n’est pas antinomique mais indissociable de la réforme de son modèle économique et social, ainsi que de la reconquête de sa souveraineté financière.
(Chronique parue dans Le Point du 26 novembre 2015)