L’Égypte d’al-Sissi, en proie à des défis majeurs, est l’un des rares points fixes sur lesquels tabler pour lutter contre la terreur islamiste. Décryptage.
Le destin de l’Égypte dépasse ses frontières pour être un enjeu mondial. Elle a souvent joué un rôle de laboratoire de l’Histoire, de la naissance des Frères musulmans en 1928 à la chute de Hosni Moubarak en février 2011, en passant par le nassérisme ou par la paix avec Israël en 1979, suivie de l’assassinat d’Anouar el-Sadate. Elle est centrale pour l’équilibre du monde arabe et pour l’évolution de l’islam. Elle demeure une clé du printemps arabe, à travers sa double révolution, la première, qui a conduit à l’élection à la présidence de Mohamed Morsi en juin 2012, puis la seconde, qui vit sa destitution en juillet 2013 et le plébiscite du maréchal Al-Sissi, élu avec 98 % des voix en mai 2014. Enfin, elle est déterminante pour l’avenir de l’Afrique, dont elle est potentiellement la troisième grande puissance.
Voilà pourquoi l’avenir du Moyen-Orient et du Maghreb dépend largement de la capacité de l’Égypte à endiguer la flambée de violence qui la menace – avec pour dernier et tragique épisode l’attentat qui a détruit l’Airbus A321 de la Metrojet au-dessus du Sinaï. Or, pour stabiliser son pays, le président Al-Sissi doit relever cinq défis majeurs.
• Le défi économique de la croissance. L’Égypte a besoin d’une progression de l’activité de l’ordre de 5 % par an pour assurer un emploi aux 700 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Or la croissance a chuté de 7,2 % en 2008 à 5,1 % en 2010, pour plafonner autour de 2 % de 2011 à 2014, en raison de l’effondrement du tourisme, qui génère 12 % du PIB et des investissements étrangers. D’où un taux de chômage officiel de 12,8 % qui masque un inemploi réel touchant presque le quart de la population active.
L’économie égyptienne a renoué avec une croissance de 4 % en 2015 grâce à la redéfinition de sa stratégie autour de quatre priorités. Les réformes intérieures avec la réduction des subventions pour la consommation de carburant – facilitée par la baisse des prix du pétrole – ainsi que la protection renforcée des investissements étrangers. L’ouverture internationale avec la flottaison de la livre égyptienne et la signature du traité de libre-échange de Charm el-Cheikh le 10 juin. Le lancement d’un programme de grands travaux articulé autour de l’élargissement du canal de Suez – inauguré le 6 août – qui permettra de doubler le trafic et de créer 1 million d’emplois d’ici à 2023, la création d’une nouvelle capitale entre Le Caire et Suez dont le coût est estimé à 45 milliards de dollars, la modernisation des forces armées qui a débuté avec l’acquisition du Rafale, de la frégate et des Mistral initialement destinés à la Russie. Enfin la reprise du tourisme, dont le préalable est le rétablissement de la paix civile.
• Le défi sécuritaire conditionne la reprise de l’économie. Or l’Égypte se trouve au bord de la guerre civile avec la multiplication des groupes terroristes et des attentats qui frappent Le Caire et toute la vallée du Nil, tandis que le Sinaï échappe largement au contrôle de l’armée. Le récent attentat contre l’avion de la Metrojet souligne la très forte implantation des islamistes au cœur de la société, que la répression tend plutôt à conforter, notamment au sein de minorités comme les Bédouins.
• Le défi de la restauration du pouvoir de l’Etat est indissociable du rôle de l’armée. Comme dans la Turquie kémaliste ou au Pakistan, l’Etat mais aussi de vastes pans de l’activité économique se confondent avec l’armée, colonne vertébrale de la nation. Les militaires gèrent ainsi 10 à 20 % du PIB du pays, ce qui entretient une corruption endémique. Fort de son plébiscite, le président Al-Sissi concentre tous les pouvoirs et a assis le sien sur tous les rouages de l’Etat : l’armée, les forces de police, les services de renseignement, la bureaucratie civile, la justice. Le pari de l’autocratie militaire pour améliorer l’efficacité et la transparence de l’administration reste loin d’être gagné.
• Le défi politique découle de la nature autocratique… du régime. L’Égypte souffre d’une absence de culture de la démocratie et du pluralisme, comme de l’exclusion des minorités, des Coptes aux Bédouins. Le dilemme se réduit, comme durant la terrible guerre civile algérienne, au choix entre l’armée et les fanatiques, la troisième voie libérale ayant avorté. La majorité des Égyptiens a pris parti pour le retour à l’ordre contre les islamistes, y compris par la mise entre parenthèses de la démocratie. Mais l’aspiration à la liberté et à la dignité exprimée par les foules de la place Tahrir reste entière. Et le retour à la paix civile passe par l’intégration des minorités et un compromis avec les religieux acceptant de renoncer à la violence…
• Le défi stratégique est planétaire. L’Égypte constitue le verrou pour enrayer le basculement du monde sunnite dans le fanatisme et l’expansion de l’État islamique du Moyen-Orient vers le Maghreb, notamment en effectuant la liaison entre l’Irak et la Libye. Elle représente un maillon déterminant de l’alliance des États sunnites contre le terrorisme, qui rassemble l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis, en même temps que l’un des rares appuis d’Israël dans la région. Son poids est d’autant plus grand que la Turquie est emportée par la dérive religieuse de Recep Erdogan et par son double jeu de plus en plus dangereux face à l’État islamique.
L’Égypte du président Al-Sissi est sur la ligne de front contre la terreur islamiste. Elle constitue l’un des rares points fixes sur lesquels tabler pour enrayer l’ascension aux extrêmes de la violence au Moyen-Orient et en Afrique du Nord comme pour faire entrer le monde arabe dans la modernité. Pour l’heure, il n’existe pas d’alternative autre que l’autocratie ou le chaos menant au passage sous contrôle de l’État islamique. Voilà pourquoi le succès de la seconde révolution égyptienne est vital. Voilà pourquoi les États-Unis et l’Europe doivent rompre avec leur stratégie de mise à distance de l’Égypte du président Al-Sissi pour engager avec elle un partenariat stratégique qui associe le soutien aux réformes économiques avec de fortes exigences dans les domaines de l’inclusion des minorités et du progrès de l’État de droit.
(Chronique parue dans Le Point du 12 novembre 2015)