L’intervention de Vladimir Poutine en Syrie oblige à repenser la stratégie contre l’EI.
L’effroyable guerre de Syrie, qui a fait en quatre ans 240 000 morts et 11 millions de réfugiés, connaît un tournant avec la décision de Vladimir Poutine d’intervenir militairement et de proposer la création d’une coalition internationale intégrant le régime de Damas.
Sur le plan stratégique, la Russie a déployé à Lattaquié 28 bombardiers et avions d’attaque au sol, plusieurs drones et 26 hélicoptères. Deux autres bases ont été aménagées pour accueillir notamment des forces spéciales. L’objectif est triple : prévenir l’effondrement du régime syrien ; sanctuariser la région de Damas et la liaison avec le nord du pays ; assurer la couverture aérienne et la planification des opérations de l’armée syrienne et des brigades iraniennes Al-Qods.
Sur le plan diplomatique, la Russie entend assurer la survie de Bachar el-Assad, liquider les combattants tchétchènes et caucasiens qui ont rejoint les djihadistes, éviter la contagion aux ex-républiques soviétiques d’Asie, rompre son isolement. Avec l’espoir d’obtenir la levée des sanctions qui entraînent une violente récession de 4 % du PIB russe. L’Assemblée générale de l’Onu a été le point d’orgue de cette offensive. L’initiative de Vladimir Poutine sert avant tout les intérêts russes. Elle mérite cependant d’être prise en considération tant la situation en Syrie est critique et l’échec des démocraties face à l’EI patent.
L’État islamique, loin d’être endigué, accumule les succès sur cinq fronts. Il assure toutes les missions d’un Etat sur plus de la moitié de l’Irak et de la Syrie. Il menace Damas et Bagdad. Il s’étend en Libye et en Egypte et a établi sa jonction avec Aqmi et Boko Haram. Il a déclenché dans tout le Moyen-Orient une vague de purification et de terreur religieuses qui provoque le plus important déplacement de population en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, le djihad rencontre de plus en plus d’écho au sein de la jeunesse.
La riposte des démocraties se résume pour l’heure à un fiasco ruineux. L’efficacité des frappes aériennes est extrêmement limitée malgré leur coût de plus de 3 milliards de dollars, en dehors de l’appui aux peshmergas kurdes et de l’élimination de certains dirigeants de l’Etat islamique. Le comble du ridicule a été atteint par la France qui s’est interdit pendant plus d’un an de survoler et frapper en Syrie, ce qui est aussi inconséquent que de prétendre lutter contre la mafia en excluant la Sicile. L’opposition modérée syrienne n’a ni existence politique ni crédibilité militaire et les combattants formés à grands frais par les Etats-Unis ont été instantanément neutralisés par Al-Nosra, la filiale d’Al-Qaeda en Syrie.
Ce désastre opérationnel est le résultat de profondes divergences politiques. Sous couvert de coalition, les Etats-Unis poursuivent leur retrait du Moyen-Orient. L’Europe, impuissante militairement, est tétanisée par la crise des migrants. La Turquie, confrontée à une vague d’attentats, a renoué avec une logique de guerre non contre les islamistes mais contre les Kurdes. Les monarchies du Golfe, obsédées par l’Iran, continuent à financer l’Etat islamique. De même, les tribus sunnites, traumatisées par les milices chiites, lui restent fidèles.
Voilà pourquoi il faut saisir l’initiative de Vladimir Poutine pour repenser la stratégie contre l’Etat islamique, en raisonnant en termes d’intérêts vitaux et non d’émotions. Nul ne conteste que le colonel Kadhafi et Bachar el-Assad sont des criminels. Mais la Syrie en 2015, comme la Libye en 2011, ne représente aucune menace stratégique. En revanche, leur prise de contrôle par l’Etat islamique constitue un danger mortel.
La reconstruction d’une stratégie cohérente doit éviter le double piège de l’envoi de troupes au sol et de l’engrenage de la guerre de religion. Elle doit être globale…
D’abord, la Syrie. Quand Poutine déclare à CBS : « Il n’y a pas d’autre solution à la crise syrienne que de renforcer l’Etat en place et le soutenir dans sa lutte contre le terrorisme tout en le poussant à dialoguer avec la partie saine de l’opposition et à mener des réformes », force est de lui donner raison. Il faut sauver l’Etat syrien en cessant de faire de Bachar un préalable, mais en préparant, de concert avec la Russie, sa succession…
Puis la Russie. Les démocraties doivent admettre qu’elles partagent avec Moscou un intérêt vital dans l’éradication de l’Etat islamique. Le principe d’une coalition élargie est parfaitement recevable. Mais à trois conditions. Une définition claire des objectifs finaux qui doivent porter sur la lutte contre l’Etat islamique et non le sauvetage de Bachar. La coordination des moyens qui doivent prohiber une contre-terreur. Une dissociation des situations au Moyen-Orient et en Ukraine, où le régime des sanctions doit être maintenu tant que l’occupation du Donbass se poursuit et que l’intégrité de l’Ukraine comme la sécurité des frontières de l’Europe ne sont pas garanties.
Enfin, l’Europe et la France. La menace de l’État islamique et la crise des migrants imposent aux Européens de réinvestir dans leur sécurité. Il est urgent pour les Etats, et pour la France au premier chef, de créer des états-majors spécialisés pour coordonner l’action sur leur territoire de toutes les forces de sécurité contre les djihadistes.
La menace de l’État islamique est différente de celle des Etats totalitaires au XXe siècle. Mais deux points communs existent. Les démocraties se mettent en très grand danger à n’agir que trop tard et à se diviser. Les choix politiques et stratégiques ne s’effectuent que très rarement entre le bien et le mal. Ils se font le plus souvent entre deux maux : un mal relatif avec lequel les circonstances peuvent conduire à passer des accords provisoires ; un mal absolu qu’il faut combattre sans haine mais avec une absolue détermination.
(Chronique parue dans Le Point du 1er octobre 2015)