La percée d’Uber est symbolique de la disruption que provoque l’ère digitale et de sa singularité dans l’histoire.
Sous le développement météorique d’Uber, qui mobilise un million de chauffeurs dans 60 pays et se trouve désormais valorisé à plus de 50 milliards de dollars, sous les mouvements sociaux et les multiples contentieux que suscite son expansion pointent la révolution numérique et le basculement dans la civilisation des données.
L’irruption de la machine à vapeur, du chemin de fer, de l’automobile, du pétrole et de l’électricité ont profondément transformé la hiérarchie des puissances économiques et des entreprises. La révolution numérique se distingue cependant par cinq traits.
- Elle est transverse et touche tous les secteurs d’activité, des médias aux transports et à l’énergie en passant par la finance et les services publics.
- Elle affecte la totalité des métiers y compris les services très qualifiés, au lieu de se limiter à la production des matières premières ou des biens matériels.
- Elle permet à chaque individu, donc au consommateur, de se transformer en producteur à sa convenance, via les services de taxis Uber-Pop ou la location de logements Airbnb, remettant en question le lien salarial.
- Elle se diffuse très rapidement dans le temps et dans l’espace, à l’image de Nairobi qui s’affirme comme un centre majeur de développement des start-up.
- À travers la convergence entre les données, les objets, la biologie et les neurosciences, elle change profondément la relation entre l’homme et la machine. Hier la machine prolongeait l’homme en exécutant des tâches répétitives. Aujourd’hui, la machine peut se substituer à l’homme, en effectuant des diagnostics ainsi que des opérations complexes et uniques, par exemple dans le domaine médical. Elle peut aussi démultiplier ses capacités.
Les conséquences de cette révolution sont immenses et restent sous-estimées. Sur le plan économique, les chaînes de valeurs sont bouleversées : les profits sont monopolisés par les plateformes qui maîtrisent l’accès aux consommateurs à travers la gestion des données, au détriment des producteurs de biens ou de services, comme le montre l’hôtellerie ; la tension est maximale entre les entreprises traditionnelles, qui exercent dans un cadre fortement régulé et taxé, et les nouveaux acteurs digitaux. Sur le plan de l’organisation du travail, la moitié des emplois existants seront remis en question d’ici à 2030 : les États-Unis comptent ainsi plus de quatre millions de chauffeurs dont le poste pourrait disparaître avec l’automatisation des véhicules. Sur le plan social, la divergence des emplois et des rémunérations en fonction de l’aptitude à évoluer dans l’environnement digital menace non seulement la stabilité mais l’existence des classes moyennes.
C’est pour la politique que le choc se révèle le plus violent. Au moment où les dirigeants des démocraties peinent à répondre aux séquelles des crises passées, ils se trouvent confrontés à quatre défis redoutables. Défi d’efficacité : les instruments traditionnels d’intervention que sont la norme et les impôts sont largement contournés par le cybermonde où plateforme et consommateurs s’émancipent des frontières. Défi financier : les politiques publiques et les systèmes de protection sociale se trouvent privés de leurs ressources. Défi démocratique : l’implosion des classes moyennes et du salariat sape le socle sociologique et politique des nations libres. Défi stratégique : la révolution numérique est pour l’heure dominée par l’oligopole des firmes technologiques américaines.
Il va sans dire que l’Europe et la France doivent s’adapter vers le haut si elles souhaitent conserver le niveau de vie, de services publics et de protection sociale dont bénéficie leur population. Il leur faut pour cela combler le retard accumulé sur les États-Unis, mais aussi la Chine ou Israël, et devenir des acteurs de l’âge des données. La clé consiste dans un gigantesque effort d’éducation et de formation. Parallèlement s’impose un vaste plan d’investissement dans l’infrastructure digitale, laboratoire d’un nouveau partenariat entre les États et le secteur privé : ce sont en effet les individus et les entreprises, non les administrations, qui sont à la pointe de la révolution numérique. Une triple responsabilité échoit aux pouvoirs publics : élaborer un cadre réglementaire, concurrentiel et fiscal qui reste compatible avec l’innovation ; garantir la qualité et la sécurité des données, qui deviennent un élément clé des libertés individuelles ; contribuer à faire émerger une gouvernance internationale du numérique. Tout comme les risques démographiques, financiers, écologiques ou stratégiques, la révolution des données pose la lancinante question des valeurs, des institutions et des règles indispensables pour réguler la mondialisation.
(Chronique parue dans Le Figaro du 29 juin 2015)