La situation au Moyen-Orient est on ne peut plus trouble et, dans cette confusion, il existe malgré tout un dénominateur commun : la guerre.
L’implosion du Moyen-Orient illustre la remontée des menaces stratégiques comme le spectaculaire recul de la puissance des États-Unis. Avec pour dernier avatar l’accord d’étape conclu le 2 avril entre les grandes puissances et l’Iran sur le nucléaire, qui échange l’arrêt de la production de plutonium, la réduction à 6 104 du nombre des centrifugeuses et le gel des sites nucléaires de Téhéran contre la levée des sanctions internationales. La réintégration de l’Iran dans la communauté internationale ouvre une nouvelle ère pour le Moyen-Orient. Elle est le fruit tant de la crise économique et sociale qui mine l’Iran que de l’affaiblissement des États-Unis, désespérément en quête d’une stratégie face au terrorisme islamique.
La situation du Moyen-Orient n’obéit plus à d’autre logique que celle de la violence et du chaos. Tous les États sont fragilisés par les divisions ethniques et religieuses, par le blocage du développement économique et social, par l’incapacité à acclimater la liberté politique. Les frontières définies en 1916 par les accords Sykes-Picot et qui n’avaient été modifiées que par la création d’Israël ont disparu avec l’éclatement de l’Irak et de la Syrie. Des populations entières sont menacées de génocide, à l’image de la communauté yézidie ou des chrétiens d’Orient. Les alliances se recomposent très vite, et parfois dans un ordre contradictoire. Les États-Unis se rapprochent de l’Iran des mollahs et de la Syrie de Bachar el-Assad tout en soutenant l’Arabie saoudite dans son intervention au Yémen, le tout au nom de la lutte contre le terrorisme islamique. Un axe improbable réunit désormais Israël, l’Egypte, l’Arabie saoudite et le Pakistan, soudés par leur opposition à l’Iran, qui poursuit la création d’un vaste empire chiite à partir de ses points d’appui à Bagdad, Damas, Beyrouth à travers le Hezbollah, Gaza à travers le Hamas, et désormais Sanaa.
Le principe qui domine aujourd’hui le Moyen-Orient est donc celui de la guerre. Guerres de libération nationale pour les Palestiniens ou pour les Kurdes. Guerres civiles en Irak, en Syrie et au Yémen. Guerres de religion entre sunnites et chiites. Guerre sainte mondiale entre l’islamisme et le monde occidental. Ce principe de guerre est mû par deux mouvements stratégiques.
Les frontières définies en 1916 par les accords Sykes-Picot ont disparu avec l’éclatement de l’Irak et de la Syrie.
Le premier est lié à l’émergence de l’État islamique, né de l’alliance entre fondamentalistes religieux, anciens dirigeants et militaires baasistes, tribus sunnites et djihadistes internationaux. L’État islamique est la première organisation terroriste à s’être dotée des ambitions et des moyens d’un État. L’objectif consiste à restaurer le califat pour promouvoir un djihad mondialisé, qui essaime déjà au Liban, au Sinaï, en Libye et jusqu’au cœur de l’Afrique à travers Boko Haram, qui lui a prêté allégeance. À son service sont mobilisées une structure gouvernementale centralisée, une armée de dizaines de milliers de combattants capable de conduire des opérations sur plusieurs fronts, une communication planétaire fondée sur la terreur et sur l’utilisation massive des réseaux sociaux, des ressources pétrolières dégageant 3 milliards de dollars de recettes d’exportation par an. Le second découle de la débâcle de la diplomatie et de la stratégie des États-Unis depuis la fin de la guerre froide. Deux priorités les guidaient : nucléaire. Or la calamiteuse intervention en Irak de 2003 les a rendues incompatibles. La confusion effectuée par George W. Bush entre lutte contre l’islamisme et changement des régimes arabes puis l’embardée militariste qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 ont tourné à la catastrophe. Les États-Unis se sont enlisés en Irak, délaissant le front afghan, ce qui a permis le retour en force des talibans. Le renversement de Saddam Hussein a créé un vide dans lequel se sont engouffrés les chiites alliés à l’Iran puis l’État islamique à partir du déclenchement de la guerre civile syrienne. Et ce d’autant que les échecs de la présidence Bush ainsi que les ravages de la crise de 2008 ont provoqué une lassitude aiguë de l’opinion américaine.
Barack Obama a ainsi placé son action sous le double signe du retrait d’Irak et du basculement de la posture stratégique vers l’Asie-Pacifique, avant de se trouver pris à contre-pied par l’irruption de l’État islamique et le renouveau impérial de la Russie. Le seul succès des États-Unis réside dans la réduction de leur dépendance vis-à-vis du pétrole du Golfe grâce aux hydrocarbures non conventionnels, ce qui a incité l’Arabie saoudite à enclencher le contre-choc pétrolier. Mais il doit plus au dynamisme des entreprises qu’à l’action des pouvoirs publics. Pour le reste, le désastre est complet. Les résultats limités de la coalition face à l’État islamique en dehors du Kurdistan comme le retrait précipité du Yémen le 21 mars illustrent le recul de la puissance américaine. Dans le même temps, les relations avec les alliés clés qu’étaient Israël, l’Egypte, l’Arabie saoudite ou la Turquie se sont fortement distendues. Enfin, la Russie de Vladimir Poutine a effectué un spectaculaire retour dans la région en s’appuyant sur l’Iran des mollahs et la Syrie de Bachar el-Assad.
D’où une quadruple impasse. Impasse militaire née de douze années de guerres pour rien. Impasse politique de la stratégie des changements de régime, puis de l’appui aux révolutions arabo-musulmanes qui font le jeu des islamistes en détruisant les États. Impasse diplomatique qui ne laisse d’autre option que le pari à haut risque d’un rapprochement avec la théocratie iranienne et le régime syrien en dépit des quelque 250 000 morts de la guerre civile. Impasse stratégique d’alliances au cas par cas, qui privent de crédibilité l’engagement des États-Unis.
Le Moyen-Orient reste l’un des creusets de l’histoire du XXIe siècle. Mais il illustre à merveille la nouvelle configuration géopolitique qui mêle la multipolarité, l’instabilité inhérente à l’absence de superpuissance, l’exacerbation des conflits identitaires, le réveil des guerres de religion. Force est pour l’heure de constater l’incapacité des démocraties à répondre à ces risques. Les États-Unis ont basculé de l’illusion de la toute-puissance à l’impuissance ; l’Europe poursuit son désarmement. L’extermination des chrétiens d’Orient ne marque pas seulement le basculement du Moyen-Orient dans le nihilisme ; elle devrait nous alerter sur le péril vital que son implosion implique pour les nations libres, tout particulièrement en Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 09 avril 2015)