Les deux présidents de gauche de la Ve République, François Mitterrand et François Hollande, ont ouvert leur mandat par deux débâcles économiques.
Faute, pour le Parti socialiste, d’avoir accompli son aggiornamento idéologique en assumant une ligne sociale-démocrate, les deux présidents de gauche de la Ve République, François Mitterrand et François Hollande, ont ouvert leur mandat par deux débâcles économiques. Deux ans après leur élection, ils ont dû se résoudre à effectuer un virage à 180 degrés avec les tournants de la rigueur en 1983 et de la compétitivité en 2014. Avec une explication identique : le déni de la crise et la méconnaissance du contexte international. Avec une différence majeure : le tournant de 1983 a été réel, même si François Mitterrand s’est refusé à l’assumer politiquement, alors que celui de 2014 reste virtuel.
La victoire de François Hollande en 2012 doit beaucoup plus au rejet de Nicolas Sarkozy qu’à l’adhésion à son programme économique. Celui-ci reposait sur cinq principes qui se sont tous révélés faux : la crise était terminée ; la guerre à la finance relancerait l’économie réelle ; la courbe du chômage serait inversée par la multiplication des emplois aidés par l’État ; le choc fiscal de 50 milliards d’euros concentré sur les entreprises et les Français aisés supprimerait le déficit et stabiliserait la dette ; la constitution d’un front uni de l’Europe du Sud contre l’austérité défendue par l’Allemagne d’Angela Merkel favoriserait le retour de la croissance et de l’emploi dans la zone euro. François Hollande a ignoré les réalités de l’entreprise, de l’économie ouverte et du fonctionnement de l’euro. Les Français en paient le prix vertigineux. La croissance réelle a été inférieure à 0,3 % et la croissance potentielle plafonne au-dessous de 1 %. Le taux de marge des entreprises s’est effondré jusqu’à 20 % pour les PME ; et, avec lui, la production industrielle ramenée en 2014 à son niveau de 1994 et les parts de marché dans la zone euro réduites à 12,3 %. Le chômage a bondi pour frapper 602 000 personnes supplémentaires, atteignant un record historique avec 6,2 millions de sans-emploi toutes catégories confondues à fin 2014. Le niveau de vie a baissé de 1 % par an, provoquant un décrochage de la richesse par habitant, désormais inférieure de 12,5 % à celle de l’Allemagne. Le déficit public s’établit à 4,4 % du PIB en 2014, ce qui portera la dette à 98 % du PIB à fin 2015 et justifie la mise sous surveillance de la France par la Commission européenne.
Contre toute attente, François Hollande n’a pas été rattrapé par la contrainte des marchés financiers en raison du flot des liquidités déversées par les banques centrales, qui ont installé des taux d’intérêt négatifs dans le monde développé. En revanche, il est pris sous le feu croisé de la contrainte économique née du blocage de la croissance et de l’emploi par le choc fiscal, de la contrainte politique qui s’est matérialisée avec la déroute socialiste lors des élections municipales, de la contrainte européenne qui se renforce progressivement mais inéluctablement en raison du risque systémique que la France représente pour la zone euro.
D’où le tournant de la compétitivité de 2014, qui s’est traduit par le pacte de responsabilité, puis le limogeage de Jean-Marc Ayrault au profit de Manuel Valls au lendemain des élections municipales. Mais la réorientation de la politique économique est aussi ferme dans les mots que molle dans les faits.
En dépit du CICE, les marges des entreprises continuent à s’éroder et l’investissement productif à décroître. La spirale infernale des destructions d’emplois privés perdure. Les dépenses publiques poursuivent leur course folle : les 50 milliards d’euros d’économies demeurent largement fictifs, tandis que les nouveaux engagements pleuvent en matière de sécurité (1 milliard), de lutte contre la pauvreté (1 milliard), de pénibilité (2 milliards), de tiers-payant généralisé pour la santé (2 milliards). Sous le leurre de la loi Macron pointe le refus des réformes dont le FMI, l’Union européenne, la BCE, la Banque de France ou la Cour des comptes soulignent l’urgence : baisse des impôts et des charges sur le travail ; démantèlement de la fiscalité confiscatoire du capital et des réglementations malthusiennes ; flexibilité du marché du travail ; réforme de l’État et de la fonction publique ; coupes dans les dépenses sociales pour réinvestir dans l’État régalien ; réorganisation du système éducatif ; intégration des jeunes et des immigrés. En bref, le tournant de la compétitivité, célébré à grands coups de trompe, sonne creux : tout ce qui devrait être fait est connu mais reste à faire.
Les errements de la politique économique de la gauche confirment que l’histoire ne se répète pas, mais qu’elle bégaie. François Mitterrand fut élu en mai 1981 avec ses 110 propositions, placées sous le signe de la rupture avec le capitalisme. Au cœur de la récession provoquée par le second choc pétrolier, quatre priorités émergeaient : le pilotage de l’activité par l’État à travers la nationalisation des grandes entreprises et du système bancaire ainsi que l’embauche de dizaines de milliers de fonctionnaires ; la relance par la consommation avec les hausses du Smic de 10 % ainsi que des allocations pour les familles, les handicapés et le logement (de 20 à 25 %) ; les nouveaux droits sociaux avec l’abaissement de l’âge légal de la retraite de 65 à 60 ans, les 39 heures hebdomadaires, la cinquième semaine de congés payés et les lois Auroux ; la reconquête du marché intérieur avec le réinvestissement dans les mines et la sidérurgie, ainsi que des mesures de contrôle des importations.
Dévaluations. En moins de deux ans, la relance socialiste dans un seul pays mit la France au bord de la faillite. La croissance recula jusqu’à être quasiment nulle en 1983. Le chômage toucha plus de 300 000 personnes supplémentaires, tandis que 170 000 postes de travail furent supprimés dans le secteur privé. Le déficit commercial explosa pour atteindre 102 milliards de francs en 1982, dont 39 milliards avec la seule Allemagne, en raison de l’effondrement de la compétitivité. Les comptes publics, quasi à l’équilibre en 1980, affichèrent un déficit de 2,5 % du PIB en 1983, gonflant la dette publique de 20 à quasiment 30 % du PIB en 1984. La France enchaîna trois dévaluations en deux ans, jusqu’à se trouver en 1983 sous la double menace d’une sortie du système monétaire européen et d’une intervention du FMI.
François Mitterrand fut ramené à la réalité par trois contraintes : contrainte extérieure avec l’accélération des déficits commerciaux et courants ; contrainte monétaire européenne ; contrainte politique avec la défaite sans appel de la gauche aux élections municipales. Amorcé dès juin 1982 avec le contrôle des salaires et des prix, au lendemain du sommet du G7 à Versailles, qui refusa toute relance concertée, le tournant de la rigueur fut acté par le plan d’accompagnement de la dévaluation de mars 1983. Sa logique était simple : reprendre l’essentiel du pouvoir d’achat virtuel distribué en 1981 avec le renforcement du contrôle des salaires et des prix, la hausse à hauteur de 68 milliards de francs des prélèvements et des tarifs publics, la diminution des dépenses et l’instauration d’un strict contrôle des changes. Le retournement de la stratégie économique fut réalisé par Pierre Mauroy et Jacques Delors. Il se trouva amplifié en juillet 1984 par la formation du gouvernement de Laurent Fabius et le départ des ministres communistes. Sous l’autorité de Pierre Bérégovoy s’engagea alors une vaste libéralisation des structures économiques et financières de la France : renforcement de la concurrence, désencadrement du crédit, réforme de la Bourse et décloisonnement des marchés de capitaux, révolution de la gestion de la dette publique avec les bons du Trésor à intérêt précompté ou annuel destinés aux investisseurs internationaux, préparation de l’Acte unique au plan européen.
Cette politique porta ses fruits à partir de 1986, permettant à la France de profiter pleinement de la reprise mondiale grâce à la reconstitution du taux de marge des entreprises passé de 23 à 32 % entre 1984 et 1988, de ramener l’inflation de 12 à 3 % par an, de rétablir les comptes extérieurs et de stabiliser la dette au-dessous de 40 % du PIB jusqu’en 1992. Paradoxalement, ce succès économique ne fut jamais assumé par la gauche française qui a toujours renié ce tournant libéral, assimilé à la seconde mort de Marx. Le succès du tournant de la rigueur s’explique par trois facteurs qui manquent cruellement au tournant de la compétitivité : la cohérence dans les décisions, le soutien d’une majorité parlementaire – comme le montre, a contrario, le psychodrame de la loi Macron -, la mobilisation des forces économiques et sociales favorables à la modernisation. L’amélioration de l’environnement de l’économie française, avec la baisse simultanée des prix du pétrole de 110 à 54 dollars le baril, de l’euro, qui a diminué de 23 % face au dollar depuis la fin 2013, et des taux d’intérêt, aura des effets positifs. Mais la France ne connaîtra pas de véritable reprise et s’installe durablement dans le peloton de queue de la zone euro. Les échecs économiques et les revirements de la gauche française au pouvoir ont eu des conséquences politiques majeures. En France, le tournant de la rigueur entraîna la renaissance du Front national à l’occasion des élections municipales de Dreux en septembre 1983. Le faux tournant de la compétitivité l’a porté au premier rang des partis. En Europe, le tournant de la rigueur, la libéralisation conduite par le gouvernement de Laurent Fabius, puis la nomination de Jacques Delors à la tête de la Commission permirent la relance de l’intégration du continent autour de l’axe franco-allemand. A l’inverse, l’incapacité de François Hollande à traduire en actes le tournant de la compétitivité achève de le discréditer auprès de nos partenaires comme des Français. La clé ultime du succès du tournant de la rigueur et de l’échec du tournant de la compétitivité est simple : la France de 1983, contrairement à celle de 2014, disposait, sur ce plan, d’un chef et d’un État.
Chronique parue dans Le Point du 19 mars 2015)