Sept ans après le krach immobilier et financier, les États-Unis sont redevenus le premier moteur de la croissance mondiale.
La reprise américaine est indissociable du leadership conquis dans la révolution numérique qui, après avoir porté sur les capacités de calcul puis les réseaux, s’organise autour des données. Elle bouleverse tous les secteurs d’activité, y compris la santé, l’éducation ou l’urbanisme avec la montée en puissance des villes connectées. Elle redistribue la chaîne de la valeur ajoutée en faveur des géants qui contrôlent l’accès au consommateur, donc le recueil des données personnelles. Elle polarise les emplois, les revenus et les statuts sociaux à l’avantage de ceux qui maîtrisent les compétences du cybermonde et en défaveur de ceux qui en sont exclus. Elle crée un fossé entre les nations et les continents, suivant qu’ils se définissent comme des acteurs ou des objets de cette grande transformation.
C’est ce que qu’a exprimé avec une brutalité tranquille Barack Obama le 17 février dernier, en répondant au site Recode.net qui l’interrogeait sur le prétendu protectionnisme européen : « Nous possédons Internet. Nos entreprises l’ont créé, l’ont étendu, l’ont perfectionné à un niveau qui fait que nul ne peut nous concurrencer. »
L’affirmation du président des États-Unis est largement exacte. Internet est né des programmes de recherche militaire américains et a été développé dans l’écosystème unique de la Californie qui mêle chercheurs, entrepreneurs et capitaux-risqueurs. Son infrastructure est contrôlée par un oligopole que symbolise Google. Le modèle est fondé sur la captation des données personnelles à partir d’une illusoire gratuité. La stratégie consiste à construire, à partir du premier moteur mondial de recherche, une position dominante en amont, grâce à la couverture de la planète par des réseaux de drones, ballons stratosphériques, satellites avec Space X, fibre et téléphonie mobile, ainsi qu’en aval grâce à des applications captives (1,4 million sur le Play Store contre 1,2 million sur App Store et 300 000 pour Amazon).
Les conséquences de la domination sans partage de l’économie numérique par les États-Unis sont majeures. La collecte, le stockage et le contrôle des données constituent un avantage compétitif décisif. Les entreprises américaines peuvent, à l’image d’Uber pour les taxis, Amazon pour la vente de livres, ebooking ou Airbnb pour le tourisme, Netflix pour les programmes, s’exonérer du respect des législations et des fiscalités nationales : le seul Microsoft a ainsi accumulé hors des États-Unis 93 milliards de profits non taxés. Avec l’aliénation des données, un pan majeur de protection des libertés s’effondre. Enfin, les relations incestueuses entre les géants de l’Internet et les agences de sécurité américaines – NSA en tête – ont permis la mise en place d’un réseau d’espionnage électronique planétaire, dont Edward Snowden a révélé l’ampleur.
Les États-Unis compensent ainsi leur repli stratégique et la fin de la Pax Americana par un impérialisme technologique. Ils s’érigent en gendarmes du cybermonde, comme l’a illustré la riposte massive sur la Corée du Nord en représailles à l’attaque contre Sony lors de la sortie du film The Interview. La Chine, qui entend rivaliser pour le leadership du XXIe siècle, n’a pas manqué de réagir en faisant émerger de véritables champions : Baidu (moteur de recherche), Alibaba (commerce en ligne), Xiaomi (smartphones), Lenovo (ordinateurs), Huawei et ZTE (équipements pour les télécommunications). Elle a par ailleurs créé un fonds d’amorçage de start-up doté de 6,5 milliards de dollars. La Russie, pour sa part, conteste la position dominante de Google avec Yandex.
L’Europe, à l’inverse, est totalement soumise à l’oligopole de l’Internet américain – avec une part de marché de Google culminant à 90 %. Dominante en 2000, l’industrie européenne des télécommunications s’est effondrée tandis que les géants du numérique mettaient à profit l’hétérogénéité des régulateurs, des normes et des fiscalités nationales pour s’imposer. Les institutions européennes se sont montrées aussi efficaces pour interdire l’émergence d’une industrie continentale que pour laisser le champ libre aux entreprises américaines.
Seule l’Allemagne a pris la mesure de l’enjeu pour la survie de son industrie, pour les libertés publiques et pour sa souveraineté avec le scandale des écoutes de la NSA, en appelant, par la voix d’Angela Merkel, à la création d’un « Internet européen ».
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 février 2015)