Les quatre révolutions qui traversent le capitalisme constituent une chance historique de rattrapage pour la France.
Le XXIe siècle est placé sous le signe des surprises stratégiques. Dans l’ordre politique, elles se traduisent par la revanche des anciennes colonies sur les métropoles européennes déchues, par le réveil des empires – chinois, russe ou ottoman -, par la réactualisation de l’idée de califat par Daesh ou Boko Haram dont l’ambition est de s’ériger en États et de redessiner les cartes du Moyen-Orient ou de l’Afrique. Dans l’ordre économique, elles prennent la forme d’une spectaculaire accélération de la restructuration du capitalisme. Sur le plan mondial, les fusions-acquisitions ont bondi de 62 % – dont près de la moitié de scissions -, ce qui montre l’intensité de la réorganisation des entreprises. D’un côté, les géants de l’Internet se disputent la maîtrise de l’infrastructure et l’accès aux données, tandis que les nouveaux services numériques, à l’image d’UberPop, bouleversent la concurrence et transforment tout un chacun en producteur. De l’autre, les groupes mondialisés des secteurs traditionnels sont contraints d’effectuer des choix drastiques. Ainsi, E-On, l’équivalent allemand d’EDF, a annoncé la scission des activités de génération d’électricité conventionnelles, qui vont être distribuées aux actionnaires et séparées des énergies renouvelables, des réseaux et des services aux clients appelés à devenir des producteurs décentralisés : ces activités sont appelées à constituer l’E-On du futur. Il ne s’agit de rien de moins que d’adapter au secteur de l’énergie le modèle économique d’Apple qui se concentre sur l’amont – la recherche et la conception – et l’aval – la distribution -, en sous-traitant la production. De même, Unilever, Bayer, Philips ou General Electric procèdent à des cessions d’actifs majeures. La multiplication des opérations stratégiques s’explique certes par des circonstances favorables : l’abondance des liquidités et la faiblesse des taux d’intérêt en raison des politiques monétaires très expansionnistes conduites dans le monde développé ; le niveau très élevé du cours des actions aux États-Unis et en Asie. Mais elle répond avant tout à des raisons fondamentales qui poussent les entreprises à une double course : course à l’innovation et au leadership mondial qui permet de garantir des marges élevées ; course à l’agilité et à la mobilité afin de faire face aux chocs d’un environnement incertain et volatil. Immense crise.
Nul ne peut douter que le capitalisme se trouve engagé dans une immense crise qui modifie radicalement sa norme de fonctionnement comme la hiérarchie des entreprises et des nations. Quatre révolutions sont simultanément engagées. La mondialisation se poursuit avec pour nouvelle frontière l’Afrique qui dispose des atouts pour devenir le continent le plus dynamique de la planète et son réservoir de travail avec une population active de 1,1 milliard de personnes à l’horizon 2035.
L’économie numérique connectera 80 % des 9,5 milliards d’hommes en 2050. Après le temps du calcul puis celui des réseaux, elle entre à l’âge des données et de l’automatisation qui vont bouleverser – via les big data, les objets connectés, les véhicules autonomes et l’intelligence artificielle – tous les secteurs et les emplois, y compris dans les activités à forte valeur ajoutée.
L’énergie avec l’émancipation progressive de la contrainte pétrolière mais aussi, à terme, du caractère non stockable de l’électricité, ouvrant la voie à de nouvelles capacités de production décentralisées et donnant un rôle central aux réseaux intelligents. L’écologie avec la nécessité de gérer de manière plus efficace des ressources finies et de limiter drastiquement toutes les sources de pollution. L’histoire du capitalisme n’a jamais connu de révolutions simultanées d’une telle ampleur. Leurs conséquences sont immenses, même si elles sont loin d’être entièrement connues. Sur le plan économique, la chaîne de valeur se recompose à l’avantage des plateformes de distribution, qui assurent la transparence des prix et accèdent directement au consommateur, au détriment des activités de production et d’intermédiation. Une vaste relocalisation sectorielle et géographique des investissements et des emplois en découle, dont les États-Unis, qui comptent 80 % des groupes mondiaux de l’Internet, et l’Asie sont pour l’heure les grands gagnants. Sur le plan social, les activités et les emplois sont amenés à se polariser entre le haut de gamme et la haute valeur ajoutée d’une part, le low cost et les tâches déqualifiées de l’autre. Une fracture numérique pourrait apparaître qui amplifierait les inégalités. Les progrès de l’intelligence artificielle ne limitent plus l’automatisation aux fonctions d’exécution, mais l’étendent à une vaste partie des emplois intellectuels : banque et assurance, analyse juridique et financière, diagnostics médicaux…
La robotisation pourrait affecter à terme la moitié des emplois existants. D’où le risque d’achever de déstabiliser les classes moyennes et les corps intermédiaires, déjà durement atteints par la déflation. Sur le plan politique, ces évolutions soulignent la vulnérabilité et l’archaïsme des États. Leurs instruments d’intervention traditionnels, la réglementation et la fiscalité, sont impuissants face aux acteurs de l’économie numérique, comme le soulignent Google ou Uber. Leurs régulations portent à faux, accablant de normes et de taxes les opérateurs traditionnels qui jouent leur survie, rivalisant de démagogie pour prodiguer au consommateur des baisses de prix artificielles au mépris de la pérennité et de la sécurité de la production, alors même que le numérique transfère le pouvoir de marché du côté de la demande. Avec le risque de voir à terme la nationalisation des actifs et des emplois obsolètes – y compris les coûts de restructuration et de démantèlement des installations – servir de pendant à la privatisation des profits du numérique. Les fonctions publiques s’apprêtent à être télescopées par le choc de l’automatisation. Les systèmes de protection sociale se révèlent à la fois ruineux et inefficaces pour combattre les nouvelles inégalités issues de la révolution technologique et de la transformation de la structure de production et d’emploi. Enfin, les États démocratiques s’affichent désarmés et impuissants pour assurer ce qui constitue leur raison d’être : le respect de la liberté et de la dignité de leurs citoyens qui aliènent aujourd’hui leur vie avec la fausse gratuité de la mise à disposition de leurs données personnelles. Nouvelle mutation.
Contrairement à ce que prétend Jeremy Rifkin, la révolution numérique n’implique nullement la disparition du capitalisme mais une nouvelle mutation, au même titre que la seconde révolution industrielle à la fin du XIXe siècle ou le modèle de la production et de la consommation de masse après 1945. Pour les individus, les entreprises et les nations, deux scénarios se dessinent face à la dynamique de la polarisation. Le premier est celui d’une adaptation vers le bas, à travers la spécialisation dans les activités traditionnelles indissociable de descente dans la valeur ajoutée et de perte des emplois les plus qualifiés. Le second consiste en une adaptation vers le haut, tirée par la mobilité et la qualification du travail, l’investissement massif dans l’innovation, le développement d’opérateurs spécialisés dans l’acquisition, l’agrégation et le traitement des données.
Voilà pourquoi la France et l’Europe doivent de toute urgence refonder leur politique économique et leur régulation. La multiplication des normes et des taxes, des subventions aux secteurs les plus traditionnels a alimenté une économie de rente qui incite les opérateurs à privilégier les tarifs garantis tout en interdisant l’émergence d’acteurs puissants du numérique, alors que l’Europe disposait du leadership de l’industrie des télécommunications en 2000. La France a poussé ce malthusianisme à l’extrême en constitutionnalisant le principe de précaution, en instaurant une instabilité législative, réglementaire et fiscale endémique qui constitue une arme de destruction massive de l’investissement et de l’innovation, enfin en organisant l’exil des talents et des cerveaux, des capitaux et des centres de décision. La nouvelle grande transformation du capitalisme représente une chance historique de rattrapage pour l’Europe et pour la France. L’intervention des pouvoirs publics est indispensable. Mais elle doit être repensée pour privilégier l’offre et non pas la demande, l’investissement et non pas la consommation, le risque et l’innovation et non pas la protection et la réglementation, la qualité du travail et l’efficacité du capital et non leur euthanasie par une fiscalité confiscatoire. Toute révolution du capitalisme appelle une révolution de la politique économique et des modes de production. Les États-Unis et la Chine l’ont compris, qui rivalisent pour le leadership de l’économie numérique. Les entreprises en ont pleinement conscience, qui se restructurent et s’adaptent. Il est grand temps que les pouvoirs publics français et européens, aujourd’hui déconnectés du réel, se mettent en situation d’agir dans le XXIe siècle au lieu de militer vainement pour la survie des modes de pensée, d’organisation et de travail du XXe siècle.
Chronique parue dans Le Point du 03 janvier 2015)