La Russie et la Turquie, deux régimes autocrates qui tétanisent l’Europe et sa politique extérieure.
Le sommet d’Ankara du 1er décembre 2014 qui a réuni Recep Erdogan et Vladimir Poutine dans le Palais Blanc de quelque 200 000 mètres carrés, construit pour 350 millions de dollars, en toute illégalité, dans une forêt classée, a célébré le réveil des empires et sacré les nouveaux autocrates.
Recep Erdogan et Vladimir Poutine sont proches par l’âge (60 et 62 ans) comme par leur longévité au pouvoir (depuis 2003 et 1999). Tous deux incarnent un leadership autoritaire qui confine au culte de la personnalité. Tous deux ont pris le contrôle de l’État, de l’économie et de la société grâce à un appareil de propagande massif, une alliance avec un clan d’hommes d’affaires, une corruption endémique, en jouant sur le déchaînement des passions nationalistes et religieuses.
Tous deux ont mis à profit la faiblesse de Barack Obama, la crise de la stratégie américaine, les divisions et la pusillanimité des dirigeants européens pour engager la reconstruction des empires disparus, russe et ottoman.
Tous deux ont convaincu leur population d’échanger les dividendes de la croissance contre un pouvoir sans partage et un renouveau impérial.
De prime abord, le rapprochement de la Russie et de la Turquie néo-impériales ne peut manquer d’inquiéter tant il s’effectue sous une bannière ouvertement hostile à l’Occident et à l’Europe. Sur le plan économique, la priorité accordée aux échanges énergétiques et agricoles entend contourner les sanctions internationales mises en place après l’annexion de la Crimée et la partition de l’Ukraine. Sur le plan diplomatique, les deux puissances s’accordent à remettre en cause le système international : la Nouvelle Russie pour promouvoir un Yalta du XXIe siècle qui restaurerait sa domination sur les territoires et les peuples russophones et orthodoxes ; la Turquie pour devenir le champion du monde islamique ainsi que le pivot de la reconfiguration du Moyen-Orient et de l’ex-Asie soviétique. Sur le plan stratégique, les deux dirigeants cherchent à retirer les bénéfices de la guerre : démantèlement de l’Ukraine et seconde guerre froide pour Poutine ; chaos du Moyen-Orient et guerre de Trente Ans entre sunnites et chiites pour Erdogan.
À court terme, les nouveaux autocrates ont le vent en poupe. Leur autoritarisme et leur aventurisme international leur valent une forte popularité, qui contraste avec la mollesse du leadership et l’ingouvernabilité des démocraties.
Leur rapidité de décision et d’exécution, impressionnante lors de l’annexion de la Crimée, tranche avec la paralysie de l’Occident qui ne parvient ni à agir ni même à réagir. À moyen terme, cependant, les nouveaux autocrates sont menacés d’une impasse plus radicale encore que celle dans laquelle sont enfermées les démocraties, car sans le ressort qu’offrent le dynamisme de la société civile et la capacité de mobilisation et d’innovation des citoyens.
Du côté russe, le coût de l’intervention en Ukraine est exorbitant : une récession de 1 % du PIB en 2015 sur fond d’effondrement du rouble de 40 % et d’une inflation galopant à plus de 10 % ; des pertes de 40 milliards de dollars au titre des sanctions, de 100 milliards de recettes du fait de la chute du prix du pétrole et de 130 milliards en raison de la fuite des capitaux. Pour sa part, Erdogan a ruiné le miracle économique dont il fut le promoteur. Le rythme de la croissance est revenu de 9 à 2,5 %, sur fond d’un déficit courant de 6 % du PIB et d’une énorme dette extérieure qui met la Turquie à la merci d’une crise financière. D’autant qu’autour des grands projets d’infrastructures s’est constituée une bulle immobilière, financière et touristique sur le modèle espagnol.
Dès lors, le consensus intérieur qui échangeait la prospérité contre l’autocratie se fissure. Dans les deux pays, les jeunes et les classes moyennes, éduquées, urbanisées et connectées, ont puissamment manifesté, entraînant un raidissement de la propagande et de la répression difficilement soutenable.
Les deux régimes sont de plus en plus isolés diplomatiquement. La Russie comme la Turquie survivront à Poutine et à Erdogan. Voilà pourquoi l’Europe, au lieu de rester stupide et fascinée par la brutalité des nouveaux autocrates comme un lapin dans les faisceaux d’un phare, doit endiguer leurs entreprises avec fermeté, tout en définissant une stratégie de long terme de développement et de sécurité du continent qui intègre la Russie et la Turquie.
(Chronique parue dans Le Point du 08 décembre 2014)