Bruxelles doit totalement réorienter sa politique de l’énergie et se doter d’une politique russe.
Rien n’est pire dans le domaine stratégique que d’engager une confrontation sans avoir évalué précisément les rapports de force et les risques. Poutine a soigneusement préparé l’annexion de la Crimée et la partition de fait de l’Ukraine, mais il a sous-estimé les coûts de long terme pour le développement de son pays du projet impérial de Nouvelle Russie. Les Européens, de leur côté, montrent une rare inconséquence dans la gestion du choc énergétique qui pourrait découler de la rupture totale ou partielle des importations de gaz russe. Le commissaire à l’Energie, Günther Oettinger, en est exemplaire qui a affirmé que « les ménages européens passeront l’hiver sans difficulté en cas de coupure du gaz russe ». Or cela est parfaitement faux.
Le gaz est une source d’énergie abondante (cent soixante ans de ressources), relativement aisée à exploiter mais difficile à transporter. Deux modes de transport existent : les gazoducs ou la liquéfaction et la regazéification du GNL, processus lourd et coûteux puisque les investissements requis atteignent 10 milliards de dollars pour les usines et 300 millions de dollars pour un méthanier. D’où les contrats d’approvisionnement de long terme qui permettent de disposer de la visibilité nécessaire pour financer de telles installations.
Trois révolutions ont récemment bouleversé le marché du gaz. La première, technologique, découle de l’exploitation des gaz non conventionnels aux Etats-Unis, qui s’équipent pour devenir exportateurs de GNL. La deuxième, économique, a été provoquée par la catastrophe de Fukushima et l’arrêt des 54 centrales nucléaires du Japon, qui ont entraîné une envolée de la demande et des prix en Asie (15/16 dollars par million de BTU contre 9/10 en Europe et 4 en Amérique du Nord). La troisième, stratégique, est liée aux tensions rémanentes entre la Russie – premier producteur mondial, qui dispose de 20 % des réserves prouvées – et l’Ukraine : elles ont pris un tour critique avec la révolution de Maïdan, l’intervention des troupes russes en Crimée et dans le Donbass, les sanctions occidentales et les représailles du Kremlin.
Si les Etats-Unis dépendent fort peu de la Russie, il en va tout autrement d’une partie de l’Europe, dont Moscou assure 30 % de l’approvisionnement énergétique. Dans le domaine du gaz, en particulier, l’Union européenne consomme 450 milliards de mètres cubes par an, dont 125 milliards sont fournis par Gazprom et dont 75 milliards transitent par l’Ukraine, le reste se répartissant entre le gazoduc North Stream, qui débouche en Allemagne via la Baltique à hauteur de 20 %, Yamal, qui arrive en Pologne à hauteur de 20 % également, et BlueStream, qui dessert la Turquie à hauteur de 10 %. En cas d’arrêt total des livraisons russes, une partie de l’Europe pourrait connaître une rupture durable d’approvisionnement, car il n’existe ni les volumes suffisants sur le marché du GNL ni les installations requises pour les réceptionner. Même dans les conditions d’un hiver doux, certains Européens pourraient se voir privés de chauffage, notamment en Italie, en Turquie, en Grèce et dans les Balkans. L’Europe devrait par ailleurs se tourner vers le marché du GNL, qui pourrait remplacer une petite moitié des livraisons russes, mais à un prix supérieur d’environ 60 %. Le scénario d’une rupture partielle des livraisons, notamment du fait du blocage du transit par l’Ukraine, est plus probable. Il pourrait être géré à quatre conditions. La réorientation par Gazprom du gaz vers le North-Stream. L’utilisation maximale des capacités de stockage en Europe et leur mutualisation en fonction des vagues de froid, ce qui suppose l’amélioration des interconnexions, notamment entre le nord et le sud du continent, et la levée des obstacles réglementaires au transit, notamment en Allemagne. L’achat de cargaisons de GNL sur le marché afin de préempter à des prix raisonnables une partie des 30 à 70 milliards de mètres cubes disponibles. Enfin, une médiation active pour favoriser un accord gazier entre la Russie et l’Ukraine.
Aujourd’hui, une seule de ces conditions est remplie, puisque l’Europe peut compter sur 90 % de sa capacité totale de stockage, qui s’élève à 81 milliards de mètres cubes. Par ailleurs, les principes d’un règlement du contentieux gazier entre la Russie et l’Ukraine ont été esquissés au sommet Asie-Europe à Milan, reposant sur le paiement de 3,1 milliards de dollars d’arriérés ukrainiens grâce à un prêt du FMI contre des livraisons au prix de 385 dollars pour 1 000 mètres cubes.
En revanche, il est stupéfiant de constater que le Conseil européen des 24 et 25 octobre a tout entier été consacré à de nouveaux engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % et d’augmentation de la part des énergies renouvelables à 27 % d’ici à 2030. Sans aborder les questions cruciales de la gestion coordonnée des stockages et des goulets d’étranglement dans les réseaux nationaux de transport gazier – dont ceux de la vallée du Rhône. Sans tirer aucune conséquence du désastre de la politique européenne de l’énergie, qui cumule les dysfonctionnements du grand marché du fait du manque d’infrastructures, l’explosion des prix pour le consommateur, le handicap compétitif pour l’industrie qui délocalise massivement aux Etats-Unis, l’accroissement de la dépendance aux importations, enfin le désastre environnemental de la substitution du charbon américain au nucléaire et au gaz.
Le Premier ministre suédois Göran Persson, qui réforma le modèle économique de son pays dans les années 90, aimait à rappeler qu’ « il ne faut jamais laisser perdre la chance d’une grande crise ». L’Europe se trouve confrontée à quatre crises majeures : économique avec le risque de déflation ; financière avec le surendettement des Etats et le risque d’implosion de l’euro ; énergétique sous le feu croisé de la révolution américaine des hydrocarbures non conventionnels et de sa dépendance envers la Russie ; stratégique avec le renouveau impérial de la Nouvelle Russie de Vladimir Poutine. L’Europe ne doit pas laisser perdre ces crises, mais s’en saisir pour se réformer.
La politique européenne de l’énergie doit être totalement réorientée pour rompre avec l’idée d’une énergie de plus en plus rare et chère et réintégrer la dimension de la sécurité, qui fut totalement occultée au cours des dernières décennies : la priorité doit aller à l’efficacité des réseaux et aux innovations technologiques, et non à la subvention aveugle des énergies renouvelables ruineuses pour les consommateurs comme pour les finances publiques. Il revient ainsi au programme européen de 300 milliards d’investissements, s’il est confirmé, de privilégier les infrastructures énergétiques et la réduction de la dépendance du continent.
Le nouveau cours impérialiste de la Russie de Poutine doit être endigué. Encore convient-il de se doter d’une stratégie crédible. A court terme, il est irresponsable d’engager un rapport de forces sans disposer de moyens de puissance effectifs et sans hiérarchiser les priorités : le coût économique et social pour l’Europe d’un conflit gazier justifie de déconnecter l’énergie du règlement de la crise ukrainienne. À long terme, l’Europe doit se doter d’une politique russe. La plus extrême fermeté face à l’aventurisme de la Nouvelle Russie n’est nullement incompatible avec la poursuite d’un dialogue, notamment dans la lutte contre le terrorisme, ainsi que la préservation des chances d’un partenariat stratégique entre la Russie et l’Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 30 octobre 2014)