La Commission Juncker consacre le poids du nord et de l’est de l’Union.
Depuis le traité de Rome, jamais les responsables des institutions européennes n’ont dû relever de tels défis. Donald Tusk, à la tête du Conseil, et Jean-Claude Juncker, à la tête de la Commission, doivent affronter de véritables travaux d’Hercule : endiguer le risque de déflation dans la zone euro et le chômage de masse qui touche 25,7 millions de personnes ; réduire la divergence entre le nord et le sud du continent ; contrôler l’immigration ; prévenir l’explosion des séparatismes – de l’Écosse à la Catalogne en passant par l’Italie du Nord – et éviter la sortie du Royaume-Uni de l’Union ; reconstruire une politique de l’énergie afin de réduire la vulnérabilité du continent, qui importe 54 % de sa consommation, et imaginer une stratégie numérique face à l’oligopole américain de Google-Apple-Facebook-Amazon, le tout sur fond de négociation du grand marché transatlantique ; enfin, répondre à la brutale montée des menaces extérieures – de l’impérialisme de la nouvelle Russie au chaos du Moyen-Orient en passant par l’arc terroriste qui s’étend du Sénégal au Pakistan et qui relie Boko Haram, Aqmi, le Hamas et le Hezbollah, l’État islamique, Al-Qaeda et les talibans.
La Commission Juncker est celle de la dernière chance pour le projet européen. L’Europe s’est en effet construite autour de la paix, de la prospérité, de la résistance face aux périls stratégiques – notamment l’Union soviétique. Alors qu’elle était une réassurance contre les chocs, elle est devenue pour un nombre croissant de citoyens un facteur de risques. Elle est désormais synonyme de stagnation et de chômage, de ruine des classes moyennes, de montée de l’insécurité, de bureaucratie folle et de perte de souveraineté. Avec, pour conséquence, l’envol des partis extrémistes. L’Europe se trouve dès lors à l’heure de vérité : soit la relance de son intégration autour d’un projet politique redessiné à l’aune de la nouvelle donne économique et géopolitique ; soit l’éclatement selon une triple dynamique de sortie du Royaume-Uni, de fragmentation des Etats-nations et d’éclatement de la zone euro.
Jean-Claude Juncker comme Donald Tusk affichent une réelle volonté de rupture avec le passé. Mais le bouleversement le plus important porte sur la prise de contrôle des institutions européennes par l’Allemagne et sur la disparition de la France.
Les nouvelles instances européennes témoignent de la volonté de réforme à travers trois innovations. Elles sont moins technocratiques et plus politiques, avec l’entrée en force d’hommes d’Etat très respectés et expérimentés, dont huit anciens Premiers ministres ou vice-Premiers ministres en plus de Donald Tusk et de Jean-Claude Juncker. Elles sont réorganisées en fonction de priorités qui s’ordonnent autour de sept vice-présidents, notamment du premier d’entre eux, Frans Timmermans, à qui revient la difficile mission de lutter contre la bureaucratie tentaculaire de Bruxelles. Cette organisation pyramidale accompagne un basculement spectaculaire des responsables européens vers le nord et l’est du continent, donc la sphère d’influence allemande.
À rebours de la rationalisation introduite par la hiérarchie entre les commissaires, les nominations obéissent à un principe de contre-emploi systématique : Federica Mogherini, ouvertement pro-russe, est chargée de la politique extérieure et de la sécurité ; le conservateur eurosceptique Jonathan Hill, de la stabilité financière et de l’union des marchés de capitaux dont la City ne veut à aucun prix ; l’ultranationaliste hongrois Tibor Navracsics, de l’éducation ; Miguel Arias Canete, proche de l’industrie pétrolière, du changement climatique et de l’énergie ; le Grec Dimitris Avramopoulos, de l’immigration, alors que son pays est défaillant dans le contrôle de ses frontières ; last but not least, Pierre Moscovici, le ministre responsable du plus grand désastre de la politique économique française depuis la déflation Laval de 1935, prend la direction de l’économie, de l’euro et de la fiscalité.
La Commission Juncker marque un changement profond de nature et de gouvernance de l’Europe. Elle est la première de l’Europe gouvernée par l’alliance des pays du Nord et de l’Est qui se réforment et se développent, au détriment de ceux qui ne se réforment pas et s’enfoncent dans la crise. Et cette Europe est placée sous le seul leadership de l’Allemagne. L’Europe n’a plus pour moteur le couple franco-allemand. Sa colonne vertébrale est fournie par l’axe Merkel-Juncker pour le pilotage de l’Union et Merkel-Draghi pour celui de la politique monétaire.
En 1965, le général de Gaulle avait lancé la politique de la chaise vide afin d’imposer le droit de veto des Etats sur les décisions de la Commission. Il doit se retourner sous la croix de Lorraine de Colombey devant l’humiliation infligée à la France, dont le rôle au sein de la Commission se réduit à celui d’un fantôme sur un strapontin. Le commissaire français est désormais placé sous la double tutelle des vice-présidents de Finlande et de Lettonie ! Et la faute en revient non à Jean-Claude Juncker, qui s’est contenté de tirer les conséquences du rapport de forces, mais à François Hollande, qui a ruiné l’économie, mendiant chaque jour de nouveaux délais pour rétablir ses finances publiques. Jacques Delors avait eu le courage de prendre position contre la folle dérive de la politique économique de François Mitterrand en 1981, ce qui prépara et facilita le tournant de la rigueur de 1983 ; Pierre Moscovici n’a non seulement rien fait, mais n’a rien dit contre la délirante chasse aux entreprises et le choc fiscal de 69 milliards d’euros qui ont enfermé la France dans une longue stagnation, créé 500 000 chômeurs, installé les déficits au-delà de 4 % du PIB au mépris de tous nos engagements.
Par un étonnant paradoxe, c’est elle qui illustre aujourd’hui la justesse des principes du général de Gaulle. Contrairement à la France divisée et éclatée, l’Allemagne est une nation unie et fière de ses valeurs. Contrairement à la France en situation de faillite, l’Allemagne est la seule véritable puissance en Europe, s’imposant comme l’interlocuteur naturel des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie. Contrairement à la France, qui est un bateau ivre, l’Allemagne peut compter sur la légitimité de sa chancelière, sur l’efficacité de son Etat et sur la stabilité de sa démocratie. Voilà comment la France a sacrifié à un modèle économique et social insoutenable sa souveraineté et son droit d’aînesse dans la construction européenne. Voilà pourquoi l’Allemagne reprend le flambeau gaulliste de la construction d’une Europe forte et indépendante, avec pour objectif d’en faire un pôle à part entière de la mondialisation.
(Chronique parue dans Le Point du 18 septembre 2014)