La crise ukrainienne sonne l’heure de vérité pour la Russie, l’Europe et l’Otan.
En annexant la Crimée puis en provoquant la sécession du Donbass, Vladimir Poutine a déclenché la crise géopolitique la plus grave en Europe depuis la chute de l’Union soviétique. Le démantèlement par la force de l’Ukraine s’inscrit dans le renouveau de l’impérialisme de la Nouvelle Russie, qui entend fédérer, sous l’autorité de Moscou, les territoires et les populations russophones. Cette nouvelle guerre froide représente une heure de vérité pour la Russie, pour l’Europe et pour la relation transatlantique. Le dépeçage de l’Ukraine marque une accélération brutale dans la dérive de la Russie poutinienne, qui rappelle que l’impérialisme est le stade suprême du communisme.
Sur le plan tactique, Vladimir Poutine triomphe. Après avoir avalé la Crimée en quelques jours, il a fabriqué la guerre civile dans l’est de l’Ukraine au prix de plus de 2 600 morts puis fait la décision. Lorsque les séparatistes se sont trouvés sur la défensive au mois d’août, il est intervenu avec l’envoi massif de matériels lourds, de mercenaires et de volontaires, mais aussi de 2 000 à 4 000 membres des forces spéciales – les Spetsnaz. Ce renfort a poussé à la rupture l’armée ukrainienne. D’où le cessez-le-feu précaire, signé à Minsk par le président Porochenko aux abois : il acte une première sécession de l’est de l’Ukraine autour du triangle Lougansk- Donetsk-Sverdlovsk.
Dès lors, deux scénarios sont possibles. Le premier verrait Vladimir Poutine consolider ses gages territoriaux de Crimée et du Donbass et rechercher une détente avec les Etats-Unis et les Européens. Le second consiste dans une fuite en avant pour s’assurer du contrôle de la côte de la mer d’Azov, qui permet de relier la Russie à la Crimée, pousser vers Kharkov, voire préparer le terrain à de futures annexions en Transnistrie et dans les pays Baltes, notamment en Lettonie. Le second scénario semble malheureusement le plus probable. En Russie, la popularité de Vladimir Poutine est revenue à son zénith et la résilience d’une société postcommuniste aux sanctions est forte. Et ce d’autant que la population est soumise à un déchaînement de propagande sans équivalent depuis la fin du communisme. En Ukraine, la position du président Porochenko est de plus en plus fragile : les défaites de son armée ruinent ses promesses de rétablir l’unité du pays et la menace d’une coupure du gaz russe pèse lourdement.
Enfin, la riposte de l’Occident ne se révèle pas à la hauteur de la détermination et de la rapidité d’exécution du Kremlin. Le sommet de l’Otan de Newport, les 4 et 5 septembre, a seulement prévu la constitution d’une force de réaction très rapide avec le déploiement de 800 hommes en deux jours et de 5 000 à 7 000 hommes en cinq à sept jours. Ce processus de planification lourd et lent ne répond nullement à l’urgence, qui aurait supposé une aide militaire directe à l’Ukraine, ainsi que la création de bases permanentes de l’Otan sur ses frontières orientales.
Barack Obama est en voie de cartérisation : il ne cesse de creuser le doute sur la valeur des engagements américains au sein de l’Otan en faisant le grand écart entre la fermeté de son discours et l’inanité de son action. L’objectif de porter l’effort de défense des membres de l’Alliance à 2 % du PIB d’ici à 2025 relève du voeu pieux pour des Européens qui, y compris en France et au Royaume-Uni, poursuivent méthodiquement leur désarmement unilatéral. Les sanctions économiques ont un effet boomerang avec pour symbole la nouvelle valse-hésitation de François Hollande autour de la livraison des Mistral. L’accord d’association de juin 2014 entre l’Union européenne et l’Ukraine reste largement virtuel et le durcissement des sanctions, symbolique. En réalité, les Occidentaux contiissues nuent à privilégier la négociation avec Vladimir Poutine en jugeant totalement déraisonnables les risques qu’il fait courir à son pays et au système international par rapport aux gains de territoires et de populations qu’il peut espérer.
À court terme, Vladimir Poutine joue donc sur du velours.
À moyen terme, l’issue de l’embardée impériale russe pourrait être plus risquée. La Russie n’a pas les moyens de ses ambitions. Napoléon rappelait que, pour faire la guerre, il faut trois choses : de l’argent, de l’argent et de l’argent. Or la Russie est un émirat pétrolier dont les recettes sont très vulnérables. Le durcissement du pouvoir personnel vide la Russie de ses talents, de ses entrepreneurs et de ses capitaux. La société russe, aujourd’hui hébétée et paralysée par la propagande, retrouvera progressivement sa capacité critique, notamment au sein des classes moyennes.
Du côté des Occidentaux, le propre des démocraties est de réagir avec retard aux menaces mais de faire preuve dans la durée d’une importante capacité de mobilisation et d’adaptation. Poutine a réveillé les Etats-Unis et même l’Europe. L’Otan retrouve une raison d’être et une ligne stratégique ; le désengagement des États-Unis du continent européen s’interrompt ; l’Union européenne voit retrempée sa légitimité et refondée son identité ; l’Allemagne, seule véritable puissance du continent, se trouve contrainte de réviser son partenariat avec la Russie et sa doctrine stratégique et militaire.
Sous les gains territoriaux de Vladimir Poutine pointent les drames de l’histoire russe. L’Union soviétique a perdu la guerre froide de l’intérieur, vaincue par le blocage de l’économie, la paupérisation de la population, mais aussi les charges d’un empire démesuré. La Russie perdra de même la seconde guerre froide qu’elle a choisi de déclencher pour peu que les démocraties fassent preuve d’unité et de responsabilité. Le culte obsessionnel de la puissance et de la force finira par se retourner une nouvelle fois contre la Russie et les Russes.
(Chronique parue dans Le Point du 11 septembre 2014)