La France se décompose par le haut, car les élites fuient la réalité du XXIe siècle.
Le constat du déclin français est sans appel. La France est l’homme malade d’une Europe convalescente. Et elle n’a rien d’un malade imaginaire. Une économie en panne sèche, avec une production industrielle revenue à son niveau de 1994, un chômage qui touche 3,6 millions de personnes, un double déficit commercial et public à hauteur de 3 et 4 % du PIB. Un État en faillite, à la tête d’une dette en passe de dépasser 2 000 milliards d’euros. Un corps politique et social miné par la désintégration des classes moyennes et par le communautarisme. Une classe politique discréditée, qui fait le lit de l’extrême droite.
La débâcle de la France est d’autant plus spectaculaire qu’elle contraste avec le redressement du monde développé, notamment les États-Unis et la plupart des pays européens, dont l’Allemagne et le Royaume-Uni. Elle est d’autant plus paradoxale que les remèdes sont parfaitement connus. La France souffre d’un modèle économique et social obsolète qui relève d’une thérapie de choc. Et ce, autour de cinq pactes. Un pacte productif fondé sur la baisse des prélèvements sur les entreprises et sur un effort d’investissement et d’innovation. Un pacte social assurant la sortie des 35 heures et la flexibilité du marché du travail. Un pacte budgétaire diminuant de 100 milliards les 1 150 milliards d’euros de dépenses publiques grâce à la réforme de l’État, de l’organisation territoriale et de la protection sociale. Un pacte citoyen réintégrant les jeunes et les immigrés dans la communauté nationale. Un pacte avec l’Allemagne associant les réformes structurelles à la relance de la zone euro.
La responsabilité de François Hollande est immense. Son bilan se réduit à un feu d’artifice d’impôts, de lois et de règlements, d’emplois et de dépenses publics qui ont mis la France durablement en panne. Au-delà d’une ligne politique impossible à clarifier malgré la multiplication des remaniements, compte tenu du refus d’assumer un tournant social-libéral incompatible avec la démagogie de la campagne de 2012, il existe une exception française ancrée dans l’Histoire, comme l’a confirmé tragiquement l’entre-deux-guerres : notre pays a le génie de cultiver les fléaux qui le ruinent et de refuser les réformes qui pourraient le sauver.
Toutes les démocraties sont des régimes conservateurs où le changement est difficile à acclimater en raison de son coût politique. Il intervient ainsi le plus souvent sous la pression des crises. Mais comment expliquer qu’en France, plus la crise s’aggrave, plus le statu quo s’impose, moins les réformes progressent ? Le problème, ce ne sont pas les Français : ils ont pleinement conscience de leur déclassement et sont désormais acquis aux réformes, qu’il s’agisse de la libéralisation du marché du travail, de la réhabilitation de l’entreprise et du profit, de la réforme de l’État ou de la baisse des dépenses publiques. Le problème se situe dans la classe politique et dans la transformation de l’État en un prédateur qui se nourrit de l’euthanasie de l’économie marchande et de la désintégration de la société.
La France se décompose par le haut, victime d’un système politique qui prétend tout diriger alors qu’il plane en apesanteur, ayant perdu toute prise sur l’économie et la société ouvertes du XXIe siècle. Il en résulte une contagion de la défiance. Défiance entre le président, son Premier ministre et sa majorité. Défiance entre les Français et leurs dirigeants. Défiance entre un État en situation de défaut et les marchés financiers qui l’ont placé sous surveillance renforcée. Défiance entre la France et ses partenaires européens.
La première dérive est celle des institutions. La Ve République fut conçue comme un régime dont l’illibéralisme était compensé par la forte capacité d’action du politique. Au fil des révisions, notamment le calamiteux passage au quinquennat, et des cohabitations, elle s’est dégradée en un mode de gouvernement à irresponsabilité illimitée, où le Premier ministre et le Parlement assurent une protection totale au président et confèrent une parfaite impunité à ses revirements et à ses échecs.
La deuxième dérive est celle du système politique, qui a vu la fonction publique s’arroger le monopole du pouvoir et les partis, à travers le choix de candidats et leur financement, prendre en otage les institutions. La présidence impériale de la Ve République a rejoint le régime d’Assemblée des IIIe et IVe République, que le général de Gaulle caractérisait dans ses « Mémoires de guerre » en ces termes : « Que l’État fût faible, c’est à quoi, d’instinct, ils tendaient, afin de mieux le manier et d’y conquérir plus aisément, non point tant les moyens d’agir, que les fonctions et les influences. » La troisième dérive est précisément celle de l’État, dont l’interventionnisme frénétique et la faillite financière conduisent la France au naufrage. La dépense publique poursuit méthodiquement la liquidation de la croissance, de l’emploi et du secteur privé ; elle transforme les citoyens en clients, puisque les revenus des quatre cinquièmes d’entre eux dépendent principalement des transferts sociaux, tout en contraignant les plus volontaires et créatifs d’entre eux à l’exil en raison d’une fiscalité confiscatoire ; elle aliène la souveraineté de la nation aux marchés financiers et à nos partenaires européens, notamment l’Allemagne.
L’ultime dérive est intellectuelle. Les élites économiques et intellectuelles fuient la France parce que les élites politiques fuient la réalité du XXIe siècle. Au lieu de se colleter avec la crise nationale, la classe dirigeante s’obstine à cultiver des chimères : gagner plus en travaillant moins ; redistribuer davantage en produisant toujours moins ; réduire les déficits en augmentant les dépenses publiques ; investir en spoliant le capital ; lutter contre l’extrémisme en ruinant les classes moyennes ; exalter les valeurs de la République tout en dissolvant l’autorité publique ; tout changer en Europe et dans la zone euro pour ne rien changer en France.
La France se redressera lorsque ceux qui prétendent la diriger seront capables d’ouvrir les yeux sur la profondeur de sa crise et de cesser d’entretenir le flou sur ses causes. Elles ne sont pas liées à la mondialisation, à l’Europe, à l’euro. Elles ne découlent pas de la démission des Français, qui excellent dans le monde dès qu’ils sont libérés de leur enfer national. Elles sont entièrement françaises, résultant du divorce du système politique avec l’action et du déni de réalité des gouvernants.
Voilà pourquoi le redressement passe moins par le recours à un introuvable homme providentiel que par une réforme politique drastique : passage à un présidentialisme rationalisé rétablissant des contre-pouvoirs efficaces ; incompatibilité des mandats nationaux avec l’appartenance à la fonction publique ; règle d’or pour les finances de l’État mais aussi pour celles des collectivités locales et de la protection sociale ; révision systématique des missions et des moyens des politiques publiques. Voilà pourquoi le redressement impose de rompre avec les chimères révolutionnaires pour s’atteler à la mise en œuvre rigoureuse de réformes. Voilà pourquoi la solution ne saurait venir de l’État, mais seulement de la mobilisation des citoyens. Voilà pourquoi l’antidote au désespoir français se trouve non pas dans les rêves, mais dans la pédagogie, dans le travail, dans la restauration de la confiance et de la liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 28 août 2014)