La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne paraît inéluctable. La France pourrait en tirer parti…
Le Royaume-Uni présente une situation paradoxale. Sur le plan économique, il connaît une brillante reprise qui tranche avec la stagdéflation de la zone euro. La croissance atteindra 3 % en 2014 ; le retour au plein-emploi se dessine avec un taux de chômage revenu à 6,6 % de la population active ; le déficit public a été ramené de 10,9 à 6,1 % du PIB depuis 2010 et l’objectif de l’équilibre budgétaire pour 2018 paraît crédible. Londres, portée par le redémarrage de la City et de l’immobilier, s’impose comme une des métropoles clés de la mondialisation. Forte de son rayonnement dans le domaine des arts, de la culture et du sport, elle aimante les fortunes et les talents. L’industrie n’est pas en reste, qui se redresse vivement, à l’image du secteur automobile, qui a construit 1,3 million de véhicules en 2013. La stratégie de l’austérité s’est donc révélée gagnante, favorisant la relance du secteur privé, qui a créé 1,2 million d’emplois depuis 2010, compensant très largement les 550 000 postes supprimés dans le secteur public.
Le renouveau économique du Royaume-Uni demeure inégalement réparti, tant sur le plan social que territorial ; il est également menacé par la reconstitution de bulles spéculatives sur les marchés financiers et immobiliers. Mais le plus grand péril est politique. La reprise économique s’accompagne en effet d’une profonde crise identitaire aux manifestations multiples : remise en question de l’organisation de la société en communautés ; opposition croissante à l’immigration ; montée de l’islamophobie ; tentation séparatiste avec le référendum du 18 septembre sur l’indépendance de l’Écosse ; exacerbation du sentiment national et antieuropéen. La percée du parti populiste Ukip et l’effondrement des libéraux sont la traduction politique de ce trouble existentiel, qui se cristallise autour du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union, promis par David Cameron pour 2017 en cas de victoire des conservateurs aux prochaines élections législatives.
Le Brexit (British exit) ou sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne paraît pratiquement inéluctable. David Cameron, à l’instar de Jacques Chirac en 2005 avec le calamiteux référendum sur la Constitution européenne, est prisonnier de la mécanique infernale qu’il a lancée. La renégociation des traités européens qu’il réclame pour éviter le référendum est vouée à l’échec. D’un côté, le Premier ministre britannique est aussi ferme dans sa volonté de tout mettre à plat qu’incapable de donner un contenu précis à ses demandes. De l’autre, la révision globale des traités est inacceptable pour les autres pays européens, car elle ouvrirait une boîte de Pandore qui conduirait à l’implosion de l’Union. Elle s’opposerait par ailleurs à la relance de l’intégration, qui constitue la condition de survie de la monnaie unique.
Le Brexit fait partie de ces événements historiques absurdes qui semblent aussi désastreux qu’impossibles à désarmer.
Pour l’Europe, la mise en œuvre par le Royaume-Uni de l’article 50 du traité de Lisbonne, qui permet à un pays de quitter l’Union, marquerait un terrible échec. Elle affaiblirait le poids des partisans du marché et de la maîtrise des comptes publics. Elle réduirait à néant l’Europe de la défense. Elle laisserait l’Allemagne dans une position dangereusement hégémonique. Enfin, elle enclencherait une dynamique de fragmentation de l’Europe à rebours de soixante années de progrès dans l’intégration du continent.
Le Royaume-Uni, en cas de sortie de l’Union, retrouverait la disposition de sa contribution nette à l’Union, soit 7,2 milliards d’euros. En revanche, le pari sur le renforcement de l’attractivité du pays grâce à son émancipation des règles européennes et à la réaffirmation de la vocation mondiale de la City est risqué. La force de la place financière de Londres repose sur la réalisation de 74 % des échanges de devises européennes, notamment de 40 % des transactions en euros, ainsi que sur la présence de 85 % des fonds d’investissement actifs sur le continent. L’industrie britannique, à l’image du secteur automobile ou pharmaceutique, est étroitement imbriquée à l’Europe. Les exportations vers le continent représentent ainsi 15 % du PIB. Dès lors, la sortie de l’Union pourrait créer un double choc sur la demande intérieure et extérieure, avec une perte de croissance à moyen terme comprise entre 1,1 et 3,1 % du PIB et la suppression d’une partie des 4 millions d’emplois liés aux échanges avec le continent. Sur le plan diplomatique et stratégique, la position internationale du Royaume-Uni serait compromise. Il n’est pas de taille à rivaliser avec les géants qui structureront l’histoire du XXIe siècle.
Et l’espoir de réactiver la special relationship avec les Etats-Unis reste chimérique, compte tenu des séquelles laissées par les guerres perdues d’Irak et d’Afghanistan dans l’opinion britannique et du grand basculement de l’Amérique vers l’Asie-Pacifique.
Le principe de responsabilité en politique consiste à se préparer d’autant plus à un événement très probable qu’on mesure ses conséquences négatives. L’Union européenne et la France doivent éviter d’apporter de l’eau au moulin des partisans du Brexit tout en travaillant à son éventualité. L’Union doit réfléchir aux négociations financières, commerciales et fiscales à conduire avec Londres, qui devront être menées avec fermeté pour interdire au Royaume-Uni d’abuser de sa position de passager clandestin en Europe. La France fait partie des rares gagnants potentiels du Brexit, qui représente une occasion unique d’inverser l’exil des centres de décision économique, des entrepreneurs, des talents et des capitaux vers Londres en relocalisant une partie de l’industrie financière qui travaille autour de l’euro. Voilà pourquoi il faut interrompre le déclin de la place financière de Paris, démanteler la fiscalité confiscatoire sur le capital, sécuriser un statut favorable pour les fonds, pour les investisseurs et pour les hauts revenus. Paris doit dérouler un tapis rouge aux futures victimes du Brexit.
David Cameron a choisi la ligne du mieux-disant démagogique en flattant les passions nationalistes. Il est en passe de commettre, avec le Brexit, une erreur économique et politique aussi majeure que le retour à l’étalon or décidé par Churchill en 1925, qui installa le pays dans la stagnation jusqu’à la dévaluation de septembre 1931. Tout comme Churchill s’est fourvoyé en tentant de rétablir l’ordre monétaire et la position de leadership du Royaume-Uni antérieurs à la Grande Guerre, Cameron fait fausse route en cherchant à restaurer, à travers le Brexit, une forme de souveraineté nationale déconnectée de la structure multipolaire et du capitalisme mondialisé. À l’âge de l’histoire universelle, l’Union n’est pas l’ennemi mais l’un des remparts de la souveraineté des nations européennes.
(Chronique parue dans Le Point du 17 juillet 2014)