Le contentieux de BNP Paribas avec la justice américaine peut nous apprendre beaucoup sur nos relations avec les États-Unis.
Accusée d’avoir violé les règles américaines sur les embargos contre l’Iran, Cuba et le Soudan entre 2002 et 2009, voire 2011, notamment via sa filiale genevoise spécialisée dans le financement des échanges de matières premières, BNP Paribas est menacée par le ministère de la Justice et par le régulateur de l’État de New York, Benjamin Lawsky, de sanctions sans précédent : amende hors norme dont le montant pourrait se situer entre 8 et 10 milliards de dollars, approchant la pénalité record de 13 milliards infligée à JP Morgan ; interdiction de participer aux opérations de compensation en dollars dont BNP est le cinquième acteur non américain ; limitation drastique de l’activité des filiales aux États-Unis ; sanctions contre certains dirigeants ; le tout avec la demande de plaider coupable, ce qui pourrait obliger certains actionnaires et contreparties à abandonner toute relation avec la banque.
Cet arsenal de sanctions paraît doublement disproportionné. D’abord, les transactions incriminées étaient régulières au regard du droit français, européen et international ; seul leur libellé en dollars justifie que leur soit appliqué unilatéralement le droit américain. Ensuite, on constate une inégalité de traitement entre, d’une part, les banques américaines et anglaises qui furent au cœur de la bulle spéculative des subprimes, puis des manipulations du taux interbancaire Libor et qui, pour s’être acquittées d’amendes substantielles, ont échappé à toute sanction pénale, et, d’autre part, le traitement de choc réservé à BNP Paribas, qui pourrait être étendu à l’ensemble des banques d’Europe continentale.
Force est de constater que la logique des procédures engagées contre BNP Paribas obéit moins à la règle de droit qu’à la politique américaine. A la veille d’élections de mi-mandat qui s’annoncent très défavorables pour le Parti démocrate, l’administration Obama cherche à faire oublier ses échecs et à répondre à l’exaspération d’une partie de l’opinion devant le caractère très inégal de la reprise. Les critiques fusent sur Eric Holder, le ministre de la Justice, accusé d’avoir fait preuve d’une coupable mansuétude vis-à-vis des banques et des banquiers et d’avoir ajouté le too big to jail au too big to fail. Enfin, Barack Obama veut à tout prix réserver aux seules entreprises américaines le bénéfice de la levée des embargos contre l’Iran et Cuba, qu’il voit rester comme son unique réussite diplomatique, au moment où les États-Unis se trouvent impuissants et débordés par la poussée de la Chine dans le Pacifique et celle de la Russie en Europe.
Les risques créés par la démonstration de force des régulateurs américains sont très élevés. Pour BNP Paribas tout d’abord, qui s’imposait comme l’un des grands gagnants européens de la crise financière avec HSBC et qui verrait cassé son modèle de banque universelle internationale. La menace des sanctions pourrait entraîner la dégradation de la notation financière de la banque. L’amende affaiblira son bilan au regard des exigences prudentielles et des tests de résistance européens, peut-être jusqu’à nécessiter une augmentation de capital au moment où les actionnaires et les investisseurs internationaux seraient contraints de prendre leurs distances. Par ailleurs, l’interdiction de participer aux opérations de compensation en dollars et l’encadrement des activités aux États-Unis couperaient la banque du marché américain et des grandes entreprises mondialisées, bloquant son développement. Pour la France, la déstabilisation et la mise en quarantaine de la première banque du pays saperaient un peu plus la molle reprise et accéléreraient le déclassement de la nation. Pour la zone euro, le retrait forcé de BNP Paribas des opérations de compensation entraînerait une rupture des financements en dollars, comme ce fut le cas en 2011. Enfin, BNP Paribas compte parmi la vingtaine d’établissements européens présentant une dimension systémique pour la finance mondiale ; dès lors, sa mise en péril renforcerait le risque d’un nouveau choc.
Le procès fait à BNP Paribas comporte une évidente dimension politique, mais cela n’implique nullement que la stratégie de politisation du dossier choisie par les autorités françaises soit efficace. Comme dans l’affaire Executive Life, les dirigeants français témoignent de leur radicale incompréhension des institutions des États-Unis. Même s’il répond à des objectifs politiques, le dossier judiciaire est et restera central.
L’intervention publique de François Hollande auprès de Barack Obama par son courrier du 7 juin puis son plaidoyer lors des commémorations du débarquement de Normandie ont fait long feu, se heurtant à une fin de non-recevoir au nom de l’indépendance de la justice américaine. Leur résultat a été contre-productif, se limitant à souligner la faiblesse et le discrédit du président français sur la scène internationale. La France de François Hollande, déconsidérée par son incapacité chronique à se réformer, n’a pu obtenir le soutien des Européens, notamment celui, décisif, de la BCE, qui campe sur une prudente réserve quand bien même l’issue du litige constitue un enjeu réel pour l’avenir du système bancaire européen. Enfin, l’ascension des mesures de représailles, qui peuvent porter sur la vente du pôle énergie d’Alstom à General Electric ou sur les négociations du traité de libre-échange transatlantique, serait aussi inefficace que dangereuse. Pour la France, dont l’effondrement économique tranche avec le dynamisme retrouvé des États-Unis. Pour l’Europe, qui a un besoin vital de la solidarité américaine face aux menaces géopolitiques qui se multiplient à sa périphérie.
Le contentieux de BNP Paribas avec la justice américaine ne peut être réglé que par une transaction réaliste, certainement pas par un illusoire bras de fer qui ne peut que souligner la vulnérabilité et l’isolement de la France et de ses entreprises. Il est cependant riche de leçons. Non pas tant sur les vices du système judiciaire américain, qui sont connus et font partie des risques que doivent gérer les entreprises internationales, mais sur les banques, sur le protectionnisme financier, sur l’euro et la relation entre l’Europe et les États-Unis :
- Il n’y aura pas de reprise durable sans arrêt de la répression financière démesurée qui entrave le financement de l’économie européenne et renforce le risque d’accident financier.
- La renationalisation forcenée des régulations et des systèmes financiers est indissociable d’un renouveau du protectionnisme qui porterait un coup fatal à la mondialisation, donc à la croissance et à l’emploi.
- Les effets pervers de l’impérialisme du dollar soulignent l’utilité de l’euro et l’urgence de le conforter comme monnaie de règlement internationale.
- Confrontée aux abus par les États-Unis de leur position dominante dans la finance et dans l’économie Internet, l’Europe doit relancer son intégration économique, se doter de régulateurs uniques, renforcer son autonomie énergétique et sa sécurité. L’Europe n’est pas le fossoyeur mais le meilleur allié de la souveraineté des nations qui la composent.
(Chronique parue dans Le Point du 12 juin 2014)