Un siècle après le déclenchement de la Grande Guerre, l’Europe doit réagir et réformer pour éviter le blocage complet.
Le désarroi exprimé par la forte abstention et la poussée des votes populistes possède des raisons objectives. L’Europe est sortie de la récession mais non pas des deux crises du capitalisme mondialisé et des risques souverains qui l’ont frappée simultanément. L’activité stagne, l’inflation disparaît et l’euro est notoirement surévalué, laissant craindre une déflation à la japonaise. Le système bancaire reste fragile et n’a pas été restructuré, ce qui provoque un effondrement du crédit pour les PME. Le chômage s’est durablement installé, frappant 19 millions de travailleurs. Le nord et le sud du continent poursuivent leur divergence. Enfin, l’Europe apparaît de plus en plus vulnérable face au renouveau des États-Unis, qui s’imposent à nouveau comme le pays le plus compétitif du monde grâce à la chute du prix de l’énergie liée aux hydrocarbures non conventionnels et à leur leadership technologique, face au réveil de l’impérialisme russe, face à la spirale de la violence et des guerres civiles sur laquelle débouchent les révolutions du monde arabo-musulman, face à l’arc terroriste qui se déploie du Nigeria au Pakistan en passant par l’Iran.
L’intégration du continent constitue la meilleure réponse à ces défis. La stabilité de la zone euro ne sera réellement acquise que lorsqu’elle disposera d’un gouvernement économique, d’une banque centrale reconnue comme un prêteur en dernier ressort, de mécanismes de solidarité et de contrôle financier ancrés dans les traités. L’Union possède la bonne taille pour négocier avec les grands pôles régionaux qui structurent le XXIe siècle, qu’il s’agisse de négocier la protection des données personnelles et la souveraineté numérique face aux États-Unis ou les normes commerciales avec les géants du sud. Seule l’Allemagne comptera en effet parmi les dix premières puissances économiques à partir de 2030. De même, l’Union est efficace pour gérer les risques systémiques sanitaires, industriels, financiers, environnementaux, climatiques, stratégiques. Elle s’impose aussi pour assurer la sécurité des Européens et stabiliser la périphérie du continent.
Les partis populistes renforcent les maux qu’ils dénoncent. Le déficit européen n’est pas démocratique mais opérationnel. Il résulte de l’affaiblissement de la capacité de décision politique en Europe dans un monde volatile, incertain et dangereux. Une capacité de décision paralysée par la dispersion anarchique des pouvoirs entre l’Union et les États, par l’affaiblissement des institutions communautaires et la renationalisation des politiques, par le leadership par défaut exercé par l’Allemagne en raison du déclin français, par la faible légitimité de nombre de dirigeants nationaux.
Le blocage des institutions européennes que les partis populistes recherchent n’aurait d’autre effet que d’aggraver la crise des nations du continent. Et ce d’autant que l’éclatement de l’Union a pour pendant la multiplication des revendications sécessionnistes, de l’Écosse à l’Italie du Nord en passant par la Catalogne ou la Flandre. Il faut à l’inverse instaurer une dialectique vertueuse entre la réforme de l’Union et la réforme des nations qui la composent. L’Europe peut être à la fois un accélérateur pour la modernisation des nations et un rempart contre les dérives démagogiques.
La mondialisation est entrée dans un moment où le clivage ne passe plus entre un Sud triomphant et un Nord déclinant, mais entre les États ou les continents qui sont capables de s’adapter et les autres. L’Union ne peut rester immobile et passive. Elle doit être profondément transformée. Non pour être démantelée ou politisée, mais pour être rendue plus efficace dans son cœur de compétence : la gestion des risques globaux, le pilotage du grand marché, l’énergie et les infrastructures, l’économie de la connaissance, la recherche, le contrôle des frontières et de l’immigration. La zone euro doit donner la priorité à la stabilisation de la monnaie unique en donnant une base juridique aux nouvelles institutions nées de la crise. Les nations européennes doivent poursuivre les réformes qu’elles ont engagées, à la triste exception de la France. Non seulement pour conserver leur prospérité et leur niveau de solidarité, dont la condition préalable est la compétitivité. Mais surtout pour défendre leur souveraineté et leur liberté, qui n’est pas menacée par l’intégration du continent mais par la concentration des menaces stratégiques à ses frontières.
(Chronique parue dans Le Figaro du 26 mai 2014)