Prêt à retomber dans ses démons nationalistes, le pays de Dilma Rousseff voit sa dynamique s’enrayer.
À un mois du début de la Coupe du monde de football, l’euphorie qui s’était emparée du Brésil en 2007 lors de sa désignation cède la place à la désillusion. La samba s’est muée en saudade : stagnation économique, recul de la production industrielle, dégradation de la notation financière à BBB, contestation endémique depuis les émeutes de juin 2013, chute de la popularité de Dilma Rousseff…
Conçus pour symboliser le miracle brésilien, la Coupe du monde et les Jeux olympiques de Rio en 2016 pourraient ressembler moins aux Olympiades de Pékin en 2008 célébrant l’émergence de la Chine qu’à celles d’Athènes en 2004, annonciatrices de la faillite de 2009.
La dynamique des années 2000 qui a fait du Brésil la septième économie du monde s’est enrayée : une croissance molle (1,8 % pour 2014), une inflation qui s’emballe (6 %) en dépit de taux directeurs très élevés (près de 11 %). Le chômage n’est contenu à 7 % de la population active que par la faiblesse de la productivité. Des déficits jumeaux se creusent à hauteur de 3,9 % du PIB pour les finances publiques et 3,7 % pour les paiements courants. D’où une forte hausse de la dette qui atteint 70 % du PIB, soit deux fois plus que la moyenne des pays émergents (35 %). Le dérapage du budget de la Coupe du monde, qui a doublé pour atteindre 10 milliards d’euros, et l’envolée de la dette du géant pétrolier Petrobras, qui a progressé de 30 % en un an pour s’élever à 95 milliards de dollars, illustrent la gouvernance erratique du Brésil.
Simultanément, la réduction de la pauvreté et la constitution d’une classe moyenne forte de 105 millions de personnes sont bloquées. Malgré la tentative de rétablir l’ordre après l’été 2013 par la multiplication des programmes sociaux dont bénéficient désormais quelque 72 millions de Brésiliens contre 25 en 1995 pour un coût de 110 milliards d’euros gagé sur les ressources pétrolières, l’agitation reste latente. Elle mobilise tant les classes moyennes connectées sur les réseaux sociaux, au nom de la lutte contre la corruption et de la médiocrité des services publics – notamment dans l’éducation et la santé -, que les plus pauvres, révoltés par les inégalités, la cherté de la vie et les expropriations qui accompagnent l’urbanisation. Les dépenses somptuaires engagées pour la Coupe du monde, les retards et la gabegie qui ont présidé à la construction des équipements, le déploiement de 150 000 hommes et de 57 000 soldats prévu pour assurer la sécurité achèvent d’exaspérer les Brésiliens.
Le Brésil n’est pas la victime d’un retournement des marchés défavorable aux émergents, mais de ses propres faiblesses. La croissance des années 2000 fut tirée par deux moteurs qui patinent : le haut du cycle des matières premières, porté par l’hypercroissance chinoise ; la demande intérieure, dopée par les transferts sociaux. D’où une double dépendance aux exportations de matières premières vers la Chine en échange d’importations de produits manufacturés et au marché pétrolier qui a financé, à travers Petrobras, les aides sociales et les subventions aux carburants. Et ce contrairement au Mexique, dont 80 % des exportations sont de nature industrielle, ou à la Colombie, qui a diversifié ses partenaires.
La maladie de langueur qui frappe le Brésil a quatre causes fondamentales. Un déficit de compétitivité majeur qui résulte de l’insuffisance des investissements, du manque d’infrastructures, en dépit d’un programme pharaonique de 200 milliards de dollars, ainsi que d’une fiscalité très lourde. La stagnation de la productivité du travail qui contraste avec une hausse de 150 % de son coût en dix ans. Une politique placée sous le signe de l’étatisme et du protectionnisme, qui nourrit les rentes et la hausse des prix. Enfin, les lacunes de l’Etat de droit, avec une démocratie gangrenée par la corruption et une nation minée par la violence : les homicides ont augmenté en un an de 10 % dans l’ensemble du pays et de 33 % à Rio.
Le Brésil conserve de formidables atouts : une démographie dynamique, d’immenses richesses agricoles, énergétiques et minières, une société innovante, des entrepreneurs remarquables. Mais, pour tenir les promesses de son décollage, il doit engager des réformes radicales en libéralisant ses structures, en renforçant la concurrence, en ouvrant ses frontières, en donnant plus de flexibilité au marché du travail, en restructurant une bureaucratie paralysante, en luttant contre la corruption.
Le Brésil se trouve à un tournant de son histoire et l’Amérique latine avec lui, puisqu’il représente 60 % de son économie. D’où l’importance de cette année décisive. Avec Lula, le Brésil était passé du populisme à la réforme. Sous la houlette de Dilma Rousseff, il est en passe de rompre avec la modernisation pour retomber dans ses démons nationalistes et populistes. Au risque de se trouver isolé face aux émergents latino-américains qui s’intègrent avec les États-Unis, tels le Mexique et la Colombie, comme avec ceux qui, tels le Chili ou le Pérou, regardent vers l’Asie-Pacifique. Au risque de favoriser le renouveau du populisme en Amérique latine alors qu’il porte la responsabilité de l’échec du décollage du continent durant de longues décennies et qu’il dévaste aujourd’hui l’Argentine.
(Chronique parue dans Le Point du 15 mai 2014)