La France, empêtrée dans sa crise nationale, n’a aucun projet d’avenir pour le continent.
Jamais l’enjeu des élections européennes n’a été aussi déterminant. Jamais la campagne n’a été aussi vide, ressassant les obsessions qui ont isolé et déclassé la France au lieu de débattre de l’avenir de l’Union et de la zone euro.
L’Europe vit un moment décisif. Elle sort de récession sans pour autant avoir surmonté le plus violent choc économique depuis la grande déflation des années 30. Elle est dévastée par la poussée des partis populistes, qui devraient compter de 20 à 25 % des députés dans la prochaine Assemblée. Elle se découvre placée sous le leadership par défaut de l’Allemagne en raison de l’effondrement de la France. Elle doit faire face à la surveillance électronique planétaire mise en place par les États-Unis comme au regain nationaliste de la Turquie et au renouveau impérial de la Russie, qui, après avoir annexé la Crimée, entend reprendre le contrôle de l’ensemble des populations et des territoires russophones. Le paradoxe veut que l’Europe se porte mieux économiquement mais se trouve de plus en plus vulnérable politiquement et stratégiquement.
La zone euro a renoué avec la croissance (1,2 %) et stabilisé tant le chômage que le déficit et la dette publics (3 et 93 %) du PIB. La reflation allemande accompagne l’ajustement des pays du Sud qui, à la notable exception de la France, ont révisé leurs coûts et rétabli leur compétitivité. Pour autant, cinq grands défis émergent. Sur le plan économique, après la récession pointe le risque de déflation sur fond de fragilité de la reprise de la zone euro qui tranche avec le redressement spectaculaire des États-Unis (croissance de 3 %, inflation de 2,5 %, taux de chômage réduit à 6,7 %, déficit ramené à 2,9 % du PIB, ce qui permettra de stabiliser la dette à 100 % du PIB à compter de 2016). Sur le plan social, un chômage de masse s’est installé, qui touche 19 millions de personnes et contraint les jeunes de l’Europe du Sud à s’exiler. Sur le plan institutionnel, les institutions de la zone euro ont été profondément transformées pour faire face à la crise mais se trouvent en apesanteur vis-à-vis des traités dont le Royaume-Uni exige par ailleurs la renégociation. Sur le plan politique, le populisme, alimenté par la ruine des classes moyennes, se décline en nationalisme, en séparatisme, en basculement de la révolution à droite, avec pour point commun la haine de l’Europe. Sur le plan géopolitique, le continent constitue un vide stratégique et poursuit son désarmement en dépit de l’instabilité qui gagne sa périphérie : révolutions du monde arabo-musulman, guerres civiles de Libye et de Syrie, chaos irakien, conflit du Moyen-Orient, renouveau impérial de la Turquie et de la Russie.
Dès lors se dessinent trois scénarios. Le statu quo indissociable d’un lent déclin à la japonaise associant recul démographique, stagnation économique, chômage de masse, surendettement, déliquescence de l’ordre public. La désintégration, dont le déclencheur sera l’éclatement de la zone euro provoqué par la France, qui est devenue l’homme malade du continent en même temps que le pays le plus vulnérable à une attaque des marchés financiers. La relance de l’intégration à travers la stabilisation de l’euro, le renforcement du grand marché, une initiative majeure en matière de sécurité énergétique et de défense du continent. En bref, la réinvention de l’Europe comme pôle de puissance. Dans cette nouvelle donne, l’Allemagne et la France jouent un rôle déterminant. L’Allemagne parce qu’elle doit confirmer en droit la révision du traité de Maastricht rendue nécessaire par la crise ainsi que la conduite d’un leadership résolument coopératif. La France parce que son refus de réformer un modèle insoutenable constitue un risque systémique pour l’euro comme pour l’Union.
Or, en France, les partis de gouvernement ont fait le choix de ne traiter aucune de ces questions. La gauche au pouvoir comme l’opposition affichent une nouvelle fois leur mépris pour les Français, considérés comme des mineurs incapables de s’intéresser aux problèmes qui gouvernent leur destin. Le consensus s’est opéré par le bas, réduisant la campagne à la désignation du prochain président de la Commission entre Martin Schulz et Jean-Claude Juncker. On ne pouvait imaginer rien de pis que ce duel d’eurocrates pour encourager l’abstention et déchaîner le vote populiste.
L’Europe est plus que jamais le bouc émissaire de l’impuissance de la France à se réformer et des partis à prendre la mesure de la crise nationale. Gauche et droite sont contaminées par le populisme antieuropéen. Il n’existe plus de force politique pour défendre le scénario d’intégration qui constitue la meilleure stratégie de sortie de crise. Tous militent et rivalisent pour une autre Europe, ce qui n’est qu’un masque pour défaire l’Europe. Nul projet d’avenir pour le continent. À droite, la priorité va à l’abolition des accords de Schengen, et la dernière innovation en date entend opérer un retour vers l’Europe des Six, érigeant l’économie administrée des années 60 en clé du XXIe siècle. A gauche, les opposants à la Constitution européenne détiennent la plupart des postes de responsabilité. D’où un positionnement de plus en plus hostile à l’Europe pour tenter de faire oublier la débâcle économique et sociale qui constitue la marque de fabrique du quinquennat de François Hollande. Culte d’une Europe étatiste keynésienne, qui abandonnerait le principe du retour à l’équilibre budgétaire pour une politique de relance, grâce à la création d’euro-obligations qui permettraient une nouvelle flambée de déficits et de dettes. Harmonisation fiscale et sociale sur le modèle français, meurtrier pour la croissance et l’emploi. Réindustrialisation fondée non sur l’amélioration de la compétitivité, mais sur l’investissement public et le démantèlement de la politique européenne de la concurrence.
La convalescence de l’Europe reste très fragile. Les dirigeants français font figure d’une escouade de Diafoirus se disputant pour lui administrer la médication qui entraînera la rechute fatale. La crise française est nationale avant d’être européenne. La classe politique française recherche une improbable martingale européenne pour reporter une nouvelle fois les réformes. Pour parler de l’Europe, il faut parler de la France. Parce que la modernisation de la France constitue la condition première d’une nouvelle donne en Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 1er mai 2014)